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Falconieri & compagnie par La Ritirata : l’invitation à la danse et au voyage

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Chaque nouvelle réalisation du label Glossa est avidement guettée par l’auteur de L’Audience du Temps, tant ce label a su se hisser, depuis longtemps maintenant, au premier rang de ceux qui proposent des réalisations souvent aussi passionnantes que soignées. Quand de plus le disque présente un nouvel ensemble et un compositeur peu illustré si ce n’est par quelques « tubes », la tentation devient grande. Quand enfin la couverture du disque est aussi enchanteresse, il me devient quasiment impossible de résister.


Car si le nom d’Andrea Falconieri est connu, c’est surtout pour quelques pièces de son Primo Libro di Canzone, Sinfonie, Fantasie, Capricci, Brandi, Correnti, Gagliarde, Alemane, Volte per Violini e Viole ouero altro Stromento a uno, due e tre con il Basso Continuo publié en 1650 : la Passacalle, la Battaglia de Barabaso yerno de Satanás, la chaconne de L’Eroica, éventuellement les Folias hechas para mi Señora… Mais qui connaît, par exemple, Il Spirtillo Brando qui donne son titre à cet enregistrement ? Voilà donc en premier lieu un disque qui offre un aperçu plus global de l’œuvre de Falconieri : douze pièces, dont les quatre célèbres mentionnées ci-avant, constituent le cœur de ce programme.

Douze pièces, alors que le disque compte au total vingt-quatre pistes (et pièces, les deux concordent) ? C’est une des surprises de cette réalisation. Si la couverture annonce Falconieri, la moitié du programme explore en fait le contexte musical qui l’entoure. Ainsi, Falconieri était, comme l’indique la page de titre du Primo Libro, « Maestro della Real Cappella di Napoli ». Parmi ses prédécesseurs, le nom de Diego Ortiz est assez connu du public de la musique ancienne, pour son Trattado de glosas — Jordi Savall, en particulier, l’illustra abondamment. Quelques recercadas, confiées ici à la flûte à bec et au continuo, en sont tirées, et c’est sur l’une d’elle que s’ouvre d’ailleurs le disque.

Les autres compositeurs sont des contemporains de Falconieri. Ainsi, on y trouve Bartolomé de Selma y Salaverde, formé en Espagne — rappelons que le royaume de Naples était rattaché à la couronne d’Aragon depuis Ferdinand le Catholique —, officia au service de l’archevêque de Salzbourg et publia son seul ouvrage connu, les Canzoni, fantasie e correnti, à Venise, en le dédiant au prince de Pologne et Suède. Juan Bautista Cabanilles et Giovanni Gabrieli furent tous deux organises, l’un à Valence, l’autre à Venise, tandis qu’un autre Gabrielli (avec deux l celui-là), Domenico, était violoncelliste, tout comme Giovanni Battista Vitali et Giuseppe Maria Jacchini — et comme Josetxu Obregón qui dirige l’ensemble La Ritirata.

C’est donc un programme composite que nous propose La Ritirata, mais cohérent, alternant les pièces directement inspirées par la danse — branle (en italien brando), passacaille, chaconne, courante — et les pièces plus libres — sonates, toccatas, fantaisies, ricercares. De brèves introductions — souvent confiées aux cordes pincées — assurent, çà et là, les transitions et plantent le décor. Les pièces s’enchaînent, sans brutalité aucune, et invitent l’auditeur à se laisser porter. De la diversité des genres, des compositeurs et des instrumentations résulte une agréable variété, comme on verrait défiler les paysages au cours d’une promenade.

Les instrumentistes de La Ritirata jouent avec enthousiasme, mais sans tapage superflu. Les effets, savamment dosés, sont diantrement efficaces et ne tombent jamais dans l’excès et le mauvais goût. Ainsi, l’emploi abondant des percussions ne vient jamais déséquilibrer l’ensemble, et ne fait que souligner. Une oreille attentive, d’ailleurs, remarquera que le résultat aurait été tout aussi net sans percussions, et qu’elles n’apportent qu’un soupçon de fantaisie. Chacun mériterait d’être cité, tous sont excellents. Il n’y a pas de “star”, même dans les pièces solistes, mais une aimable bonne humeur à jouer, tout à fait communicative. C’est particulièrement flagrant chez Josetxu Obregón, dont le violoncelle est chaleureux et bonhomme, précis et virtuose quand il le faut — dans la Fantasia de Selma y Salaverde, par exemple —, plus léger et sautillant en d’autres endroits… et ses basses sont fermes. Le théorbiste Daniel Zapico assure aussi des basses pleine d’aplomb et d’ampleur. Les flûtes à bec de Tamar Lalo brillent par la qualité de leur son, de leur phrasé, de leur articulation. Les violons — Miren Zerberio et Raúl Orellana — sont fins. L’ensemble des cordes pincées forme un volubile tapis pour les mélodies qui se posent dessus… Non, vraiment, on ne sait plus que louer.

C’est aussi l’ensemble qui est remarquable — aussi bien l’ensemble des musiciens que l’ensemble du disque. Chaque pièce est instrumentée avec soin, mais sans changer d’instrumentation à tire-larigot, et l’écriture toujours subtilement mise en valeur.

Il Spirtillo, c’est une sorte de lutin qui, d’après la fantaisie populaire, vit dans les rues de Naples et va de maison en maison, servant à justifier les défauts des humains. Les défauts de La Ritirata sont aussi négligeables que possible, mais la fantaisie, elle, est toujours au rendez-vous. Josetxu Obregón et son ensemble (et Glossa) nous offrent une réalisation exemplaire, entraînante, réjouissante sans être superficielle, bref : un très joli disque qui, comme le spirtillo, enchante.

Il Spirtillo Brando
Œuvres d’Andrea Falconieri, Diego Ortiz, Giovanni Battista Vitalia, Dario Castello, Giuseppe Maria Jacchini, Juan Cabanilles, Bartolomé de Selma y Salaverde, Giovanni Gabrieli et Domenico Gabrielli

La Ritirata
Josetxu Obregón, violoncelle et direction

Glossa, 2012.

Ce disque peut être acheté sur le site du label ou ici.

Extraits proposés :
1. Andrea Falconieri : Il Spirtillo Brando et Brando dicho el Melo.
2. Giovanni Battista Vitali : Toccata et Bergamasca.
3. Andrea Falconieri : Passacalle.
D’autres extraits peuvent être écoutés sur le site de Glossa.


Le ballet romantique retrouvé : La Sylphide

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Paris, 1832. Le romantisme a atteint de plein fouet le théâtre le 25 février 1830, à la création d’Hernani ; puis la musique, avec les Épisodes de la vie d’un artiste de Berlioz, plus connus sous le titre de Symphonie fantastique, composés au cours de ces mêmes mois de février et mars 1830 (la symphonie sera créée publiquement le 5 décembre de la même année). Pourtant, le monde de ballet se repaît encore de créatures mythologiques ou de situations rustiques et bourgeoises, sans être vraiment romantique.

Mais au mois de mars 1832, les choses vont changer, sous l’impulsion de deux personnages importants de l’Opéra de Paris : la danseuse Marie Taglioni, et le ténor Adolphe Nourrit. Ils jouent ensemble dans Robert le diable de Giacomo Meyerbeer, Eugène Scribe et Germain Delavigne. En effet, l’Académie royale de musique imposait aux créateurs d’opéras que leur œuvre contienne un passage chorégraphique au troisième acte. Or, dansRobert le diable, le chant — Adolphe Nourrit — dialoguait avec la danse — Marie Taglioni — dans les galeries d’un cloître d’où l’on voyait plusieurs tombeaux. Nourrit fut impressionné par la danse de la Taglioni et se mit en devoir de lui écrire un livret de ballet qui la mettrait pleinement en valeur.

Marie Taglioni fut parmi les premières, non pas à pratiquer, mais à réellement maîtriser la danse sur les pointes. En s’inspirant, quelque peu lointainement, d’un conte de Nodier, et sans doute d’autres lectures à la mode comme celle de Walter Scott, Adolphe Nourrit va forger pour la danseuse le rôle de la Syplhide, une créature des airs. La danse sur pointes n’est alors plus une coquetterie de virtuose, mais trouve son sens dans le personnage : la Sylphide doit être le plus immatérielle possible, et ne toucher le sol qu’à peine. C’est d’ailleurs toute la technique de Marie Taglioni qui sera mise en valeur, en particulier son art des sauts et de la réception tout en douceur, en pliant un peu les jambes et en posant d’abord la pointe, puis le reste du pied. Le chorégraphe choisi n’est autre que Philippe Taglioni, père et professeur de la danseuse.

L’argument des ballets est toujours assez simple, mais l’intrigue elle-même compte peu, moins que les possibilités de traitement des personnages qu’elle offre aux danseurs. Dans La Sylphide, James, au matin de ses noces, rêve d’une créature éthérée… Mais rêve-t-il ? Il voit effectivement la Sylphide à ses pieds. Mais bientôt elle disparaît… et apparaît la fiancée de James. Durant tout le premier acte, James est tiraillé entre son rêve (la Sylphide) et la réalité (la fiancée). Ce n’est que lorsque la Sylphide lui aura dérobé son alliance qu’il se décidera à la poursuivre dans la forêt, abandonnant là convives et presque épousée.

À l’acte II, James cherche à attraper la Sylphide, à la retenir. Il reçoit pour ce faire l’aide d’une sorcière, Madge, qu’il a déjà rencontrée à l’acte I et qu’il a d’ailleurs chassée sans ménagement. La sorcière, en apparence, n’est pas rancunière et lui confie un voile magique qui permettra à James d’attraper la Sylphide. Mais aussitôt que celui-ci exécute les instructions de la sorcière, la Sylphide faiblit. Ses ailes tombent et elle se meurt. Ses compagnes enlèvent enfin le corps de la défunte Sylphide dans les airs, sous le regard désespéré de James.

Le ballet fut un grand succès et marqua les esprits — on remarquera d’ailleurs la proximité de l’argument avec celui de Giselle (1841). « Ce ballet commença pour la chorégraphie une ère nouvelle, et ce fut par lui que le romantisme s'introduisit dans le domaine de Terpsichore. À dater de La Sylphide, Les Filets de Vulcain, Flore et Zéphyre ne furent plus possibles ; l’Opéra fut livré aux gnomes, aux ondins, aux salamandres, aux elfes, aux nixes, aux wilis, aux péris et à tout ce peuple étrange et mystérieux qui se prête si merveilleusement aux fantaisies du maître de ballet. Les douze maisons de marbre et d'or des Olympes furent reléguées dans la poussière des magasins, et l'on ne commanda plus aux décorateurs que des forêts romantiques, que des vallées éclairées par ce joli clair de lune allemand des ballades de Henri Heine. Les maillots roses restèrent toujours roses, car, sans maillot, point de chorégraphie ; seulement, on changea le cothurne grec contre le chausson de satin. Ce nouveau genre amena un grand abus de gaze blanche, de tulle et de tarlatane ; les ombres se vaporisèrent au moyen de jupes transparentes. Le blanc fut presque la seule couleur adoptée. » (Théophile Gautier, La Presse, 1844).

La Sylphide marqua en effet aussi l’adoption du tutu romantique, long, blanc et vaporeux, qui fait comme un nuage autour de la ballerine.

Comme beaucoup de ballet, néanmoins, La Sylphide finit par tomber en désuétude et par n’être plus dansée, supplantée en particulier par Giselle. Le chorégraphe Auguste Bournonville (1805–1879), engagé au Ballet royal de Copenhague, y montera sa propre Sylphide, quelque peu différente de celle de Philippe Taglioni, et sur une autre musique, de Herman Severin Løvenskiold.

C’est en partie grâce au grand succès, en son temps, du ballet, et à ses nombreuses tournées, que nous pouvons le voir aujourd’hui. De nombreuses gravures montrent des scènes du ballet, de nombreux témoignages, en particulier en Angleterre, décrivent quelques pas…

C’est aussi et surtout grâce à la patience et au travail d’archéologue et d’orfèvre de Pierre Lacotte que La Sylphide est renée. Insasiablement, il a collecté toute la documentation possible, faisant aussi des trouvailles extraordinaires, comme une partition sur laquelle Philippe Taglioni a noté plusieurs enchaînements de pas, le journal de Marie Taglioni… Il finit par obtenir de monter le ballet pour la télévision, avec Ghislaine Thesmar dans le rôle de la Sylphide, et Mickaël Denard dans le rôle de James. C’est avec la diffusion de la version créée spécialement en film que sera inaugurée la couleur à la télévision, en 1972. À la suite de ce film, l’Opéra de Paris demandera à Pierre Lacotte de venir monter le ballet pour la compagnie, et depuis, l’œuvre est restée au répertoire.

La saison 2012–2013 de l’Opéra national de Paris s’est achevée sur deux ballets : Signes de Carolyn Carlson à Bastille, et La Sylphide à Garnier. Pendant trois semaines, plusieurs distributions se sont relayées. J’ai eu l’occasion de voir, le mercredi 10 et le samedi 13 juillet, celle qui réunissait Ludmilla Pagliero et Vincent Chaillet.

À mon avis — quelques ballettomanes plus chevronnés me l’ont confirmé —, les deux protagonistes étaient bien davantage en forme le samedi que le mercredi. Voilà, d’ailleurs, qui invite à réfléchir et à ne pas juger trop sévèrement une distribution : d’un soir à l’autre, quel changement ! Vincent Chaillet, plus réservé le mercredi, m’a paru lors de la soirée du samedi proprement électrisant d’enthousiasme, incarnant à merveille un personnage oscillant entre sa volonté d’action et son indécision face au choix qui s’offre à lui. De la Sylphide de Ludmilla Pagliero, je retiendrai en premier lieu ce qui m’a frappé dès le mercredi : ses bras, d’une douceur et d‘un vaporeux exceptionnels, comme des plumes. Sa lecture de La Sylphide possède par ailleurs un très grand mérite : celui de rappeler que c’est un ballet ancré aussi dans son temps, dans les années 1830, dans un romantisme certes échevelé, mais également social. Comme l’a bien remarqué Cléopold des Balletonautes, la Sylphide de Taglioni « porte tout de même des colliers de perles au cou, aux bras et aux poignets ». Je vous renvoie à son excellent article. La Sylphide de Ludmila Pagliero, très judicieusement à mon avis, n’est pas exempte d’une certaine coquetterie. Ne disait-on pas de la Taglioni qu’elle dansait presque comme dans un salon ? Et la posture emblématique de la Sylphide, avec le doigt levé un peu en-dessous de la bouche, n’est-elle pas un peu coquette ?

Enfin, si la musique des ballets est souvent peu intéressante, celle de La Sylphide, due à Jean Schneitzhoeffer, est pleine de charme et de jolies trouvailles à bien des endroits. L’ouverture, que vous avez pu entendre au début de ce billet, en témoigne, de même que l’un des motifs mélodiques principaux du ballet, que l’on entend pour la première fois quand James danse seul avec sa fiancée qui vient d’arriver, vers le début, et pour la dernière au moment de la mort de la Sylphide :

Quant à la chorégraphie, elle brille par sa variété, par son art des figures, des tableaux, et des ensembles, par son raffinement, par la richesse de la batterie qui y est employé — tous les pas où les pieds “battent”, comme l’entrechat et la cabriole par exemple ; l’écriture de Philippe Taglioni est, en quelque sorte, plus “ornée” — au sens de l’ornementation musicale baroque — que celle de Marius Petipa.

Pour finir, je vous invite à regarder un très beau pas de trois (et à fouiner sur YouTube pour d’autres extraits) qui illustre parfaitement le tiraillement de James (Mathieu Ganio ici) à l’acte I face à son épouse (Mélanie Hurel) et à la Sylphide (Aurélie Dupont). On l’appelle le « pas de l’Ombre », parce qu’il provient originellement d’un ballet intitulé L’Ombre ; c’est Marie Taglioni elle-même qui l’avait fait insérer dans La Sylphide, après la création — excellente idée.

Puisse l’Opéra de Paris et son ballet nous offrir souvent de telles délices !

Informations complémentaires

La vidéo du “pas de l’Ombre” est extraite du DVD de La Sylphide par l’Opéra national de Paris.

L’intégralité de la vidéo de la version de 1972 peut être regardé, au moment où j’écris ces lignes, sur YouTube.

Deux entretiens avec Pierre Lacotte : l’un sur le site de l’Opéra de Paris, l’autre sur le forum Dansomanie.

La photo de Ghislaine Thesmar dans le rôle de la Sylphide a été trouvée sur internet.

La photo de Ludmila Pagliero et Vincent Chaillet a été tweetée par le compte de Ludmila Pagliero, sans nom d’auteur.

Un voyage symphonique de Mendelssohn par Frans Brüggen

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Le romantisme musical est marqué par un vaste essor symphonique. À la suite de Beethoven, Schubert, Mendelssohn et même Schumann ont composé des symphonies et des pièces orchestrales monumentales. Pourtant, si l’œuvre beethovenien a été bien servi au disque sur instruments anciens — outre la très belle intégrale de Gardiner, Brüggen en a fait deux et Immerseel en a proposé une aussi —, de même d’ailleurs que Schubert, quoiqu’avec plus d’inégalités — trois intégrales importantes, mais toutes trois inégales : Brüggen (Philips, épuisé), Immerseel (récemment rééditée par Zig-Zag) et la demi-réussite de Minkowski —, Mendelssohn a été bien moins choyé : sans aucune véritable intégrale historiquement informée, certaines symphonies restaient bien peu documentées — en particulier les deux premières —, d’autres — les troisième et cinquième — un peu plus, et seule la quatrième, dite Italienne avait la faveur de nombreux enregistrements — dont Mackerras avec l’Orchestra of the Age of Enlightenment, Krivine…

Ce qui se rapproche le plus d’une intégrale est en fait le double disque que Brüggen avait consacré aux symphonies 3 à 5, chez Philips, désormais bien introuvable. S’y joignaient par ailleurs — judicieuse idée — les ouvertures Die Hebriden et Meeresstille und glückliche Fahrt.

S’il n’a pas repris tout ce programme, Brüggen nous offre, chez Glossa cette fois, une lecture remarquable de deux symphonies qui sont comme faites pour aller ensemble : les troisième et quatrième, l’Écossaise et l’Italienne.

Les deux œuvres sont intimement liées et constitue véritablement un diptyque, et ce d’abord par leur histoire. L’Écossaise a été commencée en 1829, lors d’un voyage en Écosse — comme son nom l’indique —, et en particulier à la suite de la visite que Mendelssohn fit à Holyrood, où Mary Stuart vécut et mourut. C’est, d’après Mendelssohn lui-même, dans une lettre adressée à sa famille, dans la chapelle du lieu que le thème qui ouvre la symphonie lui est venu.

L’inspiration de Mendelssohn était, paraît-il, capricieuse, et il se montrait souvent peu satisfait de son travail. Aussi de nombreuses œuvres ont connu une longue gestation ; l’Écossaise resta inachevée quand Mendelssohn partit ensuite en Italie, à l’été 1830. Là, il tenta de reprendre et de poursuivre sa symphonie, en vain. Et il en entreprit une autre, l’Italienne, terminée en 1833 dans sa première version — enregistrée ici — mais que Mendelssohn remaniera à de nombreuses reprises par la suite, et qu’il ne publiera jamais. Quant à l’Écossaise, elle ne fut achevée qu’en 1842, treize ans après avoir été commencée. Sa composition encadre celle de l’Italienne.

Il est piquant de constater que Schumann, à la publication de l’Écossaise, en 1843, la trouva très… italienne ! Qu’importe, au fond, la titulature, comme l’écrit, non sans humour, Roeland Hazendonk dans la notice qui accompagne le disque :

Mais que se passerait-il sans les sous-titres des symphonies ? Le premier mouvement de la symphonie Italienne n’est pas spécifiquement italien ; on pourrait aussi bien songer à un jour ensoleillé en France ou, pourquoi pas, en Écosse. S’il nous était dit que la musique décrit le cœur en fête de Mendelssohn courant vers l’amour de sa vie, nous pourrions aussi l’imaginer faisant de même sous une pluie battante et penser que la musique exprime parfaitement son programme.

Au diable donc les programmes et dénominations ! Ils ne doivent servir qu’à désigner, et non pas à guider le jugement.

Parmi les autres aspects qui lient l’Écossaise et l’Italienne, leur tonalité : la première est en la mineur, la seconde en la majeur ; et leur surprise finale : tandis que l’Italienne, commencée en majeur, s’achève en mineur, c’est l’inverse qui se produit dans l’Écossaise.

À l’ouverture du disque — qui commence par l’Italienne —, la prise de son surprend, et même inquiète un peu. Les choses semblent un peu voilées et déséquilibrées. Rapidement, cependant — du moins à mon avis —, on s’y fait, et l’écoute s’en trouve modifiée. La première phrase des violons, souvent héroïque et pimpante, est ici plus tendre, plus lyrique… Le lyrisme, dans l’ensemble, est à l’honneur dans cette nouvelle version des deux symphonies par Frans Brüggen. La lecture frappe globalement par son soin du détail — seul le début du Vivace non troppo de l’Écossaise s’avère un peu brouillon et met quelques mesures à trouver son tempo, trahissant l’enregistrement en direct — et la qualité du phrasé.

Brüggen s’y montre habile dramaturge, ménageant ses effets, ne les outrant jamais, mais point avare cependant : les contrastes sont saisissants. L’Orchestra of the 18th century enchante par ses couleurs, virevolte, chante, se déchaîne aussi, et met habilement en valeur la qualité de l’orchestration de Mendelssohn et ses subtilités. Voilà du romantisme, avec tous ses excès, son emportement, sa fougue de jeunesse — l’Italienne — et ses tourmentes dramatiques — l’Écossaise, brûlante d’intensité, et dont chaque mouvement, ici, est plus qu’un bijou.

Comme je l’ai dit plus haut, si l’Italienne a eu plusieurs fois l’honneur d’enregistrements historiquement informés, un seul* venait documenter l’Écossaise : comme cet enregistrement était épuisé (Brüggen chez Philips), ce nouvel opus chez Glossa vient combler un manque, et ce, de façon magistrale, car la version que nous proposent Brüggen et l’Orchestra of the 18th century de cette symphonie et de sa sœur Italienne est des plus réussies et, pour peu qu’on parvienne à passer outre une prise de son surprenante — ce qui est mon cas et, à mon sens, ne demande pas trop d’effort — nous enlève dans les plus hautes sphères.

Felix Mendelssohn Bartholdy
Symphonies 3, Écossaise, et 4, Italienne

Orchestra of the Eighteenth Century
Frans Brüggen

Glossa, 2013.

Ce disque peut être achetée sur le site de l’éditeur ou ici.

Comme les mouvements sont longs, je ne vous propose qu’un seul extrait, le dernier mouvement de l’Écossaise. Deux autres extraits peuvent être écoutés sur le site de sur le site de Glossa. En complément, l’ouverture Die Hebriden enregistrée par Brüggen pour le double disque Philipps de 1997.

* P.S. En fait deux. Il y a aussi une version de Roger Norrington avec les London Mozart Player, que j’ai, et à laquelle je ne pense jamais — je crois que c’est tout dire.

Clavier-Übung II de Bach par Pascal Dubreuil

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Sans doute suis-je l’un des premiers à râler quand je vois paraître un nouveau disque J. S. Bach et qu’il ne me satisfait guère : encore un disque Bach ! Était-ce bien nécessaire ? N’y avait-il rien d’autre à faire ? Faut-il encombrer étagères et rayonnages ? Cet exorde, je n’en doute pas, choquera sans doute, car comment ne pas vénérer le grand Bach ? Mais là n’est pas la question, en fait ; c’est plutôt que Bach est un compositeur chanceux, et très bien servi au disque, dans l’ensemble, même parfois trop bien : je pense dans ce dernier cas aux Variations Godlberg, dont il y a tellement de versions qu’à force quelqu’un qui ne s’y connaîtrait pas — ce qui était mon cas il n’y a pas encore si longtemps — serait vite perdu*. De manières générale, bien des œuvres de Bach sont si abondamment servies au disque qu’il n’est guère aisé de se retrouver dans la discographie, et de distinguer ce qui vaut la peine et ce qui peut être laissé de côté.

Je me suis livré, un temps, à la recherche d’une version “idéale” du Concerto italien, BWV 971. La tâche n’était pas trop ardue, ne fût-ce que parce que l’œuvre n’est pas très longue. Une telle version serait, à mon goût, forcément au clavecin — Bach l’a voulu pour cet instrument — et la discographie est diverse, les versions ne se ressemblant pas tellement. Quand je suis tombé, un peu par hasard, sur la Clavier-Übung II par Pascal Dubreuil, dont je connaissais les Partitas, j’ai pensé que je tenais peut-être ce qu’il me fallait. Et je ne me suis pas trompé.

Le nom lui-même qu’on donne généralement à cette pièce est inexact : il s’appelle en réalité Concerto nach Italiænischen Gusto — appréciez le mélange des langues. C’est un peu plus qu’une nuance si l’on se souvient que Bach a adapté pour le clavier un certain nombre de concertos réellement italiens : six de Vivaldi, un de Giuseppe Torelli, deux d’Alessandro Marcello et un de Benedetto Marcello. Ici, Bach ne copie pas, il n’imite sans doute même pas, il réinvente.

Le Concerto nach Italiænischen Gusto est en fait la première partie d’un diptyque, dont le second élément est une Overture nach Französischer Art, une ouverture à la manière française. L’ensemble forme la Zweyter Theil der Clavier-Übung, deuxième partie de l’exercice du clavier, publiée en 1735 — la première était constituée des six Partitas, la troisième sera la consacrée spécifiquement à l’orgue, et une dernière Clavier-Übung, sans numéro, publiée en 1741, « consiste en une aria et différentes variations pour le clavecin à deux claviers », les Variations Golberg.

Comme il le fera pour les Goldberg, Bach fait préciser sur la page de titre de la Clavier-Übung II qu’elle est destinée au clavecin à deux claviers (vor ein Clavicÿmbel mit zweÿen Manualen). Cette précision, rare, est évidemment importante et peut nous guider dans la compréhension de ces pièces. Elle trouve trouve son écho dans la partition : des nuances, piano et forte sont écrites ! Il est clair qu’elles doivent être rendues par le passage d’un clavier de l’instrument à l’autre. C’est d’autant plus important que l’un des buts de Bach dans les deux volets, Concerto et Overture, est d’imiter l’orchestre, ce qu’il fait par un jeu d’oppositions de groupes instrumentaux imaginaires — un grand groupe, forte et un petit groupe, piano.


Fragment du Concerto. On aperçoit en petit les mots piano et forte.

La forme du concerto, qui met en dialogue un ou plusieurs solistes avec un orchestre, est bien connue. Celle de l’ouverture l’est un peu moins. De prime abord, l’Overture en si mineur BWV 831 est une suite, qui serait comparable aux Partitas pour clavecin, aux Suites françaises et aux Suites anglaises. Mais en l’intitulant Overture, Bach nous indique sans doute que c’est une chose un peu différente qu’il nous propose. Il s’inspire en fait de l’ouverture orchestrale, appelée aussi “ouverture-suite”. Bach lui-même nous a laissé quatre ouvertures-suites fameuses, et Telemann un très grand nombre.

Dans l’Overture, il s’affranchit de la forme traditionnelle de la suite instrumentale, qui commence éventuellement par un Prélude, puis fait se succéder Allemande, Courante et Sarabande, puis éventuellement quelques autres danses, puis une Gigue, éventuellement suivie d’une autre danse, généralement longue. Un bon exemple de ce schéma est la deuxième Partita pour violon seul : Allemande, Courante, Sarabande, Gigue, Chaconne. Dans l’Overture de la Clavier-Übung, il n’y a pas d’allemande ni de prélude, mais une ouverture à la française. Le fait n’est pas rare au clavier, mais il est peu courant néanmoins. La forme de l’ouverture à la française s’est cristallisée dans les années 1660–70, sous l’impulsion de Jean-Baptiste Lully  il avait hérité d’une ouverture qui faisait s’enchaîner une section lente, puis une section rapide, et il en avait fait un lent–vif–lent dans lequel les sections lentes sont très généralement à deux ou quatre temps, avec des rythmes piqués, et la section vive à trois temps, et fuguée.

À l’Ouverture succède une Courante, puis l’ordre est chamboullé : deux Gavottes, puis deux Passepieds, puis la Sarabande attendue, deux Bourrées, et la Gigue elle aussi attendue, et enfin une pièce « de caractère », Echo. C’est un peu comme si après les pièces sérieuses que sont l’Ouverture et la grave Courante, Bach avait ressenti le besoin d’intercaler un peu de divertissement — Gavottes et Passepieds, en paires — avant d’attaquer la Sarabande, un autre morceau important. Ce plan original — à titre de comparaison, Bach ne se permet ce genre de fantaisie dans aucune des six suites dites anglaises, toutes de forme Prélude–Allemande–Courante(s)–Sarabande–Autre danse–Gigue, ni dans les Partitas sauf la dernière, qui a un Air (un seul, on est loin des deux doubles pièces de l’Overture) intercalé entre sa Courante et sa Sarabande — peut soit évoquer les suites telles qu’elles se pratiquaient en France, de formes assez libres chez François Couperin (qui, certes, appelle ça “Ordres” — façon de parler) ou chez Marin Marais**, soit, à mon avis, évoquer l’origine française des l’ouverture-suite, de formes très libres, du fait par exemple qu’elles s’inspiraient des suites que l’on pouvait fabriquer à partir des danses des opéras français — on trouve des exemples de telles suites dans les manuscrits des bibliothèques allemandes, qui attestent de la diffusion de cette musique —, lesquelles ne pouvaient par exemple pas contenir d’allemandes puisque l’allemande ne se dansait plus déjà au temps de Lully.

Après avoir consacré un double disque aux Partitas, Clavier-Übung I (Ramée, 2008), et avant les récentes Suites anglaises (Ramée, 2013), le claveciniste Pascal Dubreuil a tout naturellement continué sur sa lancée avec une Clavier-Übung II (Ramée, 2010) exemplaire à de nombreux égards. Un disque qui, assurément, n’est pas de ceux qui encombrent.

D’abord, la qualité de la prise de son de Rainer Arndt, précise et claire sans sécheresse, met admirablement en valeur une copie de clavecin d’Hans Ruckers II (1624) de Titus Crijnen (Amsterdam, 1996). C’est un véritable bonheur de couleur sonore ! La captation restitue l’ampleur, la noblesse de l’instrument, sa vivacité, sa finesse. Par ailleurs, les bruits de mécanismes entre les pièces ne sont pas gommés, donnant au tout un sucroît de présence humaine : ce n’est pas tout qu’il y ait un clavecin, encore faut-il qu’il y ait un musicien !

Pascal Dubreuil enchante l’amateur de clavecin par la qualité de son toucher, qui sait se faire puissant ou délicat. Tout évoque à merveille ici une écriture orchestrale resserrée, mais d’un orchestre d’exception.

C’en serait sans doute déjà assez pour me séduire, mais cette lecture est dotée d’une qualité encore plus grande, et annoncée en fait par le choix de l’objet mis en valeur sur le disque — puisque Ramée met toujours un objet sur ses disques. On ne le reconnaît qu’avec les autres vues qui décorent les autres pans de la pochette : c’est une édition des œuvres de Cicéron. Et Pascal Dubreuil se fait ici orateur. Les théoricien de la musique, contemporains de Bach comme Mattheson ou antérieurs, ont souvent fait le rapprochement entre le discours musical et la rhétorique classique gréco-latine théorisée par Cicéron et Quintilien, couramment enseignée encore à l’époque moderne — rapprochement que développe Pascal Dubreuil dans sa notice, analysant en particulier la Fantaisie chromatique et fugue BWV 903 — et il prend ici tout son sens. Car les pièces du disques ont véritablement l’allure de discours, et l’habileté de leur construction est frappante d’efficacité.

Le disque lui-même forme un tout et une progression qui le font passer d’un bout à l’autre avec bonheur : d’abord le Concerto, sorte de hors d’œuvre de luxe dans lequel le mouvement lent est véritablement lyrique et évoque à merveille un soliste déployant d’amples lignes mélodiques sur un fond d’orchestre attentif, suivi d’un Presto dont la virtuosité n’est jamais vaine — dans le goût Italien : ça reste du Bach, tout de même, ça ne peut pas être trop creux ! Puis l’Overture, solide plat de résistance, ou plutôt plats, au pluriel, car les repas étaient copieux et le manue en était varié. La variété n’est pas la moindre qualité de cette Overture où l’esprit est diverti, réjoui, autant que nourri — grandi — par une substance musicale riche et solide.

Le programme est complété par un aimable dessert, le Prélude, Fugue et Allegro en mi bémol majeur BWV 998, plus apaisé, plus souple. Et enfin par la Fantaisie chromatique et sa fugue, véritable feu d’artifice que je ne saurais qualifier de quelques épithètes, tant Pascal Dubreuil parvient à en faire une pièce anthologique de cette « variété des affects magistralement organisée par le compositeur » dont lui-même parle dans la notice du disque. Une sorte de coup d’éclat final, s’il en était besoin, que cette pièce que Forkel, le premier biographe de Bach, jugeait « unique en son espèce et [qui] n'a jamais eu sa pareille » — au point d’ailleurs qu’il « pri[t] des peines infinies pour savoir si Bach n'avait point écrit un autre morceau du même genre, mais ce fut en vain. »

C’est assurément une bien belle réalisation et une grande réussite du label Ramée et de Pascal Dubreuil que cet enregistrement de la Clavier-Übung II, enregistrement qui fait espérer que le claveciniste et le label continueront encore de nous « propose[r] ainsi la plus riche, la plus convaincante et la plus touchante “récréation” pour nos esprit. »

Johann Sebastian Bach
Concerto nach italiænischen Gusto BWV 971
Overture nach französischer Art BWV 831
Prélude, Fugue et Allegro BWV 998
Fantaisie chromatique et fugue BWV 903

Ce disque peut être acheté sur le site d’Outhere ou ici.

Le texte de Pascal Dubreuil, dont son analyse rhétorique de la Fantaisie chromatique, peut-être lu en intégralité sur le site de Ramée.

Extraits proposés :
Overture, 1. [Ouverture]
Concerto, 2. Andante
Prélude, Fugue et Allegro, 1. Prélude

Notes.

* J’ai eu la chance de trouver assez vite une version qui me convient bien.

** Il est vrai qu’on a eu tendance, en France, à appeler “suites” à peu près n’importe quelle succession de pièces diverses — il suffit de regarder les pièces de viole de Forqueray pour s’en convaincre : rarement le mot “Suite“ lui-même aura trôné si majestueusement et en caractères si luxueux — alors que tout le reste de la gravure est aussi tassé que possible, et peut-être même un peu plus encore —, et pourtant il n’y a à peu près rien de la suite conventionnelle qui s’y trouve.

Le Trio op. 67 de Dmitri Chostakovitch

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13 février 1944, Moscou.

Cher Isaac Davydovitch,
Je t’adresse mes condoléances les plus chaleureuses pour le décès de notre ami le plus cher et le plus proche, Ivan Ivanovitch Sollertinski. Ivan Ivanovitch est décédé le 11 février 1944. Ni toi ni moi ne le verrons plus jamais. Je n’ai pas de mots pour exprimer la douleur qui déchire tout mon être. Que sa mémoire soit éternelle grâce à notre affection pour lui, à notre foi en son talent, son génie, en son amour phénoménal de cet art auquel il a consacré tout sa vie merveilleuse : la musique. Ivan Ivanovitch n’est plus. Il est très difficile de vivre avec cela. Mon ami, ne m’oublie pas, écris-moi. Je te le demande : trouve de la vodka* où tu veux et le 11 mars, à dix-neuf heures battantes, heure de Moscou, nous boirons (toi à Tachkent, moi à Moscou) un verre pour commémorer un mois depuis la mort d’Ivan Ivanovitch.
D. Chostakovitch.


Le début du Trio.

Et Chostakovitch dédie son second Trio pour piano, violon et violoncelle, op. 67, à la mémoire d’Ivan Sollertinski, historien de l’art, de la littérature et du théâtre, critique, directeur de la Philharmonie de Leningrad... Pour autant, parler de genèse de l’œuvre serait quelque peu mensonger. La composition du trio était déjà un peu entamée au moment où la nouvelle parvint à Chostakovitch. Le décès de l’ami est un élément dans son inspiration.

Un autre élément sans doute eut une part déterminante dans le propos du trio : la découverte, au mois d’août, par les soldats soviétiques, du camp d’extermination de Majdanek en Pologne — un choc terrible. Au début de l’année, Chostakovitch avait consacré ses efforts à l’achèvement de l’opéra d’un de ses élèves, Benjamin Fleischmann, tué pendant la guerre, et par ailleurs juif. Ces deux faits expliquent probablement la présence obsédante d’un thème populaire juif dans le dernier mouvement du Trio — thème que Chostakovitch reprendra d’ailleurs dans le Huitième Quatuor, dédié aux victimes du fascisme, qui devait être interprété comme le fascisme hitlérien, mais signifiait tout autant, pour Chostakovitch, le régime stalinien.

Le discours de Chostakovitch transcende généralement le particulier pour parler de l’universel, et le Trio parle du décès de Sollertinski, peut-être de celui de Fleichmann, sans doute de l’horreur des camps, mais de manière plus générale encore, de la mort, abordé dans plusieurs de ses aspects.

La tristesse d’abord. Le premier mouvement s’ouvre sur une introduction lente ; c’est le violoncelle d’abord, seul et piano, qui joue un passage en harmoniques, d’exécution difficile, suivi par le violon. Début à peine murmuré. Si ce sont des pleurs, ils sont très dignes.


Nota. L’écoute intégrale du premier mouvement est proposée au début de cet article.

Puis, c’est une sorte de fugue, au thème plus allant, noté Moderato. Évoque-t-elle la rhétorique, donc les discours et peut-être l’oraison funèbre ? Évoque-t-elle leur vanité ? Le caractère élégiaque de ce mouvement en forme de fugue me fait penser qu’il pourrait aussi s’agir de souvenirs…

Suit un bref Scherzo, d’allure un peu bête, et sans doute sarcastique. Je ne m’aventurerai pas, le concernant, à proposer ce qu’il raconte — peut-être est-il, comme le Scherzo du Premier Concerto pour violon et orchestre tel que le comprenait David Oïstrakh, “démoniaque” —, mais il est certain qu’il contraste violemment avec ce qui le précède et ce qui le suit.

Une passacaille, ou du moins un mouvement avec une grille d’accords répétée, en notes longues, fait le troisième mouvement. Chostakovitch a régulièrement employé ce procédé ; l’une des occurrences les plus notables étant sans doute le troisième mouvement de l’incandescent Premier Concerto pour violon, op. 77. Sur ces amples accords du piano, répétés, ineluctables, le violon et le violoncelle brodent de tristes motifs. Il y a quelque chose de désolé dans ces accords secs, et de terrible dans leur forte qui contraste avec le piano du violon et du violoncelle. Ce Largo s’enchaîne avec le dernier mouvement.


Le dernier mouvement est le plus long de l’œuvre (de 9 à 11 minutes), et peut-être celui dont le sens est le plus clair. Il s’ouvre sur une note répétée, piquée et en octaves, simple, seule, sur laquelle vient se greffer une deuxième, puis un thème joué par le violon en pizzicato, dans lequel apparaît un mi aigu inattendu et sonore — il peut être joué sur une corde à vide. Un thème net mais piano, comme s’insinuant, une note obstinément répétée, et sur ce fond qui déjà inspire le soupçon, le mi aigu, détonnant, qui est, à mon sens, le petit élément qui indique que tout cela n’est pas à prendre au premier degré, la petite dissonance qui indique l’ironie.


Les Satires de Chostakovitch, dont le titre est explicite, s’ouvrent aussi sur la répétition d’une seule note au piano.

Puis, le piano joue avec le violoncelle en pizzicato un motif d’accompagnement typique. Le violoncelle et le violon prennent le relai, lancent de grands accords en alternance, et c’est au tour du piano d’énoncer un thème, tonitruant cette fois, et avec un élément répétitif, et entièrement en octaves — ce qui lui donne un côté creux.


Le tout devient répétitif, un peu malsain et même dansant — à mon sens, c’est une danse macabre, inspirée par ailleurs par la vogue des machines. Comment ne pas y voir un écho de la furie exterminatrice des camps ? Mais tournée, non pas en ridicule, mais en dérision. Je pense aussi au roman de Mikhaïl Boulgakov Le Maître et Marguerite : des choses absurdes ont lieu, mais les habitants de Moscou ne les remarquent même pas parce qu’ils ont l’habitude que des choses absurdes arrivent, que les évènements — disparition, en particulier — aient l’air sans cause. Je trouve que ce dernier mouvement du Trio raconte un peu de cela aussi, un peu de cette absurdité idiote de la mort, du “destin” ou du hasard.

Il y a quelque chose de puissamment obsessionnel dans la répétition des thèmes à toutes les sauces possibles, et le mouvement est plein d’une grande tension, assez semblable à celle qui anime le premier mouvement de la Septième Symphonie de Chostakovitch — mais à la cassure succède véritablement une explosion dans la Septième, tandis qu’ici c’est un moment plutôt élégiaque qui est intercalé, avant la conclusion — qui revient aux thèmes du début : une forme de bouclage, comme dans le même mouvement de la Septième, qui semble toujours dire un éternel recommencement.


La fin du dernier mouvement.

Dans un des enregistrements du Trio où l’on entend Chostakovitch lui-même au piano, le violoniste David Oïstrakh et le violoncelliste Miloš Sádlo, certains effets vont à mon avis clairement dans le sens du sarcasme, comme l’utilisation, çà et là, d’un glissando, ou l’excès d’entrain avec lequel le thème juif se fait dansant.


Tout le dernier mouvement.

On pourra me dire : mais qu’est-ce qui dit que la musique de Chostakovitch a réellement un propos narratif, presque un programme, et qu’elle évoque des réalités concrètes et non strictement musicales ? Eh, bien, tout simplement le fait que Chostakovitch lui-même se soit exprimé en ce sens à propos de certaines de ses œuvres. Je n’ai pas souvenir d’avoir lu quoi que ce soit dans les fameux et controversés Mémoires** sur le Trio, certains propos généraux me semblent pouvoir s’appliquer :

Au cours des dernières années, j’ai pu me rendre compte que l’être humain comprend mieux les paroles que la musique. C’est dommage, mais c’est ainsi. Lorsque je joins la parole à la musique, il devient plus difficile de mal interpréter cette dernière. (…) Les mots constituent une protection contre la bêtise notoire. Du moment qu’il y a des mots, n’importe quel imbécile comprendra. Quoique, même là, il ne puisse y avoir de garantie absolue. Mais tout de même, avec des mots, on se fait mieux comprendre.

L’exemple de la Septième Symphonie en est d’ailleurs la preuve. Car j’ai commencé à l’écrire bien après avoir lu les psaumes de David, qui m’ont bouleversé. Bien sûr, les psaumes ne sont pas la seule cause. (…) Il y a des paroles extraordinaires chez David, lorsqu’il parle du sang. Il dit que Dieu venge le sang et n’oublie pas les plaintes des agressés, et ainsi de suite. [Allusion par exemple au psaume 9.] (…) Peut-être que si ce psaume avait été lu avant chaque exécution de la Septième, on aurait dit moins de bêtises sur cette symphonies. (…) Donc, on se fait mieux comprendre avec des mots.

C’est d’ailleurs ce qui s’est confirmé à la répétition générale de la Quatorzième [qui comporte des paroles tout du long]. Même un imbécile comme Pavel Antonovitch Apostolov comprit de quoi il était question dans la symphonie. (…)

On dit que la musique est compréhensible sans traduction. Je veux bien le croire. Mais pour le moment je constate que la musique a besoin d’être accompagnée de beaucoup de mots pour être comprise.

Dans quelques cas, Chostakovitch avait même une idée précise derrière la tête en composant, parfois masquée par un programme officiel. Ainsi, à la première de la Onzième Symphonie, supposée décrire les évènements de la Révolution de 1905, une auditrice ne fut pas dupe et entendit l’écho de l’actualité, en particulier à l’insurrection de Budapest : « Allons donc, ce ne sont pas des salves d’artillerie, c’est le grondement des tanks qui écrasent les gens***. » Lorsqu’on lui rapporta ces propos, Chostakovitch aurait répondu : « Alors elle a entendu ! »


Chostakovitch et le quatuor Beethoven

Nous avons la chance de posséder au moins deux enregistrements de l’œuvre avec Chostakovitch lui-même au piano. J’ai déjà évoqué le second ; le premier est peut-être plus précieux encore, puisqu’il réunit les interprètes de la création, que Chostakovitch avait choisis lui-mêmes : deux des membres du Quatuor Beethoven, qui a créé presque tous les quatuors du compositeur. Ce témoignage, enregistré en 1945, c’est-à-dire l’année qui suivi la composition et la création, est bien un témoignage : il a vraisemblablement été mis en boîte un peu rapidement, et le son est quelque peu précaire, et lointain. On n’y retrouve pas vraiment ce que l’on entend des Beethoven dans les enregistrements des quatuors que je connais, bien plus entiers.

L’enregistrement qui réunit Chostakovitch, Oïstrakh — par ailleurs dédicataire des deux concertos et de la sonate pour violon et piano — et Sádlo, daté de 1946 et réalisé à Prague, est un peu moins précaire et plus abouti. On entend en particulier très clairement le jeu de Chostakovitch, clair et cristallin par endroits, très percutant à d’autres, toujours net, souvent incisif.


Ce disque peut être acheté ici.

À cet égard, parmi les versions plus récentes, et qui offrent un confort d’écoute tout autre, ma préférence va très nettement à la version enregistrée par Plamena Mangova, Natalia Prischepenko et Sebastian Klinger (Fuga Libera, 2007). Ne fût-ce que pour le piano de Mangova, qui ressemble assez à celui de Chostakovitch : même variété des couleurs, même netteté. Quand Mangova se fait percutante, elle peut aller jusqu’à la violence et l’instrument semble se surpasser — on l’entend bien dans les passages les plus débridés et forcenés du dernier mouvement —, mais quand elle veut de la légèreté, elle sait faire scintiller le piano avec tendresse, et les notes volent avec délicatesse. Le jeu est puissant aussi bien dans l’exécution que dans la charge émotionnelle. Plamena Mangova connaît manifestement bien ce qu’elle joue, et d’ailleurs elle a débuté au disque par un excellent enregistrement de la Deuxième Sonate pour piano et des 24 préludes, op. 34, du même Chostakovitch. À quand donc les Préludes et Fugues op. 87 ?

De plus, ses deux comparses la seconde avec brio. Natalia Prischepenko s’acquite avec les honneurs de la partie de violon — elle brille davantage dans les Sept Romances qui constituent la deuxième partie du disque. Quant au violoncelle de Sebastian Klinger, il est tout bonnement aussi idéal que le piano de Plamena Mangova : chaleur du son, certes, mais aussi franchise, maîtrise du vibrao, et jusqu’au frottement de l’archet qu’on entend parfois distinctement — je veux dire que le son rappelle parfois bien qu’il est produit par un archet qui frotte une corde — et qui rend le tout très humain.

Enfin, c’est une version dans laquelle les interprètes ne se marchent jamais sur les pieds et ne tirent pas toute la couverture à eux. Ils semblent au service de l’œuvre, qui, en fait, le leur rend bien puisque chacun est mis en valeur si la partition est bien jouée, tout autant d’ailleurs qu’est mise en valeur la qualité du jeu ensemble.


La Chanson d’Ophélie par les interprètes de la création.

Le disque se poursuit avec les Sept Romances sur des poèmes d’Alexandre Blok, op. 127, dans lesquelles le trio est rejoint par la soprano Tatyana Melnychenko. Ce cycle, composé bien plus tard, en 1967, à la demande de Mstislav Rostropovitch pour des concerts avec son épouse Galina Vishneskaïa, exploite toutes les combinaisons possibles : voix plus un instrument à la fois (par exemple, la première mélodie, Chanson d’Ophélie, est accompagnée par le violoncelle seul), voix plus deux instruments, voix plus les trois instruments (pour le finale, Musique, qui s’achève lui-même par une péroraison instrumentale).

Là encore, nous possédons un témoignage de première importance : un enregistrement, un peu précaire malheureusement, réunissant Galina Vishnevskaïa, Mstislav Rostropovitch, David Oïstrakh et le pianiste Moisei Vainberg (ou Weinberg). Vishneskaïa y domine la tessiture avec aplomb, murmure, et attendrit énormément. Mais les instruments restent parfois peut-être un peu trop en retrait, à mon goût du moins. J’ai moins d’accroches avec la voix Melnychenko, parfois un peu agressive dans l’aigu, mais son timbre est chaud et rond, et sa lecture est incarnée, variée et vibrante ; et l’équilibre avec les instruments excellent.

Deux œuvres majeures dans des interprétations tout du moins très bonnes — pour les Blok — voire excellentes — Trio —, servies par des interprètes aux moyens techniques sûrs, doublés d’un grand enthousiasme et surtout d’une parfaite honnêteté et franchise, voilà de quoi, je crois, faire un disque plus que recommandable.


La quatrième romance, La ville dort, dans la version avec Tatyana Melnychenko.

Notes

* Isaac Glikman, le correspondant de Chostakovitch, indique dans une note qu’il était très difficile de se procurer de la vodka, mais que néanmoins il y parvint et fit ce que Chostakovitch lui demandait. Dmitri Choskovitch, Lettres à un ami : correspondance avec Isaac Glikman, 1941–1975, Albin Michel, 1997, p. 66.

** Rassemblés et édités par le musicologue Solomon Volkov, ils ont fait l’objet depuis leur publication d’une importante discussion. Ils seraient en fait en partie constitués, comme l’affirme Volkov, du contenu d’entretiens avec Chostakovitch, et en partie de textes antérieurs. Les enfants de Chostakovitch cependant ont reconnu que ce témoignage est essentiel et plutôt vrai. Au reste, les recherches récentes vont largement dans le sens de ce qui est dit dans ces mémoires à bien des égards. Les citations sont tirées de l’édition française, Témoignage, les mémoires de Dimitri Chostakovitch, Albin Michel, 1980, p. 225–226 et p. 239.

*** Cette anecdote est rapportée par Lev Lebedinski dans un article sur Chostakovitch de 1990, et dans ses notes. Solomon Volkov la transmet dans Chostakovitch et Staline, Anatolia Éditions du Rocher, 2005, p. 58.

Extraits

Le premier (début de la chronique) et le dernier mouvement (en entier) sont proposés dans la version avec Plamena Mangova, Natalia Prischepenko et Sebastian Klinger.

Les extraits du dernier mouvement et le troisième mouvement (entier) sont proposés dans la version de 1946 avec Chostakovitch au piano, David Oïstrakh au violon et Miloš Sádlo au violoncelle.

Réflexions et chroniques d’Ambronay (I)

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J’ai pu assister au troisième week-end du festival d’Ambronay de cette année ; ce voyage à travers six concerts m’a inspiré diverses réflexions que je livrerai en plusieurs volets. Le premier, que voici, est assez long, mais les plus impatients pourront se dispenser d’une de la longue introduction, dont la fin est marquée par trois astérisques.

Dans le monde de la musique ancienne aujourd’hui — et en fait, il me semble, de la musique en général —, la spécialisation n’est guère trop à l’honneur. On estime, peut-être, que ne faire que du “baroque” est déjà une spécialité — une spécialité qui couvrirait la musique qui va de 1600 à 1760, voire 1800, période de base potentiellement étendue soit avant — je pense par exemple à François Lazarévitch, dont certains auront remarqué qu’avant même Je voy le bon tens venir il collaborait déjà régulièrement avec l’excellent et trop rare ensemble Micrologus — soit après — puisque bien des “baroqueux” ont exploré, avec plus ou moins de bonheur, la musique de l’époque romantique et post-romantique: on ne peut guère, ce me semble, faire sérieusement l’impasse aujourd’hui sur le travail de John Eliot Gardiner pour Beethoven, Brahms et Berlioz, sans parler de Chabrier et Bizet voire Debussy, sur les réalisations de Frans Brüggen, Jos van Immerseel et Bruno Weil pour Schubert, de Brüggen et Herreweghe pour Mendelssohn, etc.

Peut-on réellement dès lors parler de spécialisation ? Est-ce vraiment une spécialité de faire de la musique française, allemande, anglaise, italienne, ne fût-ce que du début du baroque à l’aube de l’ère classique ? Je ne le pense pas. Sans doute, avoir le nez strictement rivé sur un seul petit coin de domaine n’est pas bon, mais ne jamais explorer les choses à fond ne l’est pas non plus — or, c’est plutôt, il me semble, dans le premier excès que dans le second que le monde musical se situe.

Se spécialiser, c’est, en apparence, s’enfermer dans une cage, si dorée soit-elle, et s’interdire de brouter l’herbe, toujours plus verte, du voisin. Mais c’est aussi mieux chercher, parfois mieux comprendre, souvent trouver davantage. Que dirait-on d’un archéologue qui, découvrant un site, l’abandonnerait sans vergogne après avoir trouvé trois ou quatre pièces intéressantes — sans chercher plus loin s’il n’y en a pas des centaines d’autres ?

À l’heure ou les musiciens doivent savoir tout faire et pouvoir suivre les vents des modes, se spécialiser exige du courage et de la détermination. Et a fortiori pour se spécialiser dans un domaine qui n’est pas “vendeur”, qui n’est pas “accrocheur” — un ensemble qui ne ferait que du Bach, que du Mozart ou du Vivaldi n’aurait guère de mal à subsister et à rencontrer le public, et d’ailleurs il paraît tout à fait concevable ; un ensemble qui ne ferait que du Telemann paraît une lubie, un ensemble qui se consacrerait exclusivement à l’opéra en France de Lully à Rameau semble inconcevable et d’ailleurs n’existe pas — en témoigne le manque profond de documentation discographique dans ce domaine : est-il décent, bon dieu, qu’il n’y ait pas un enregistrement intégral de L’Europe galante de Campra ? La non-spécialisation conduit au picorage — qui peut, bien sûr, être heureux et donner lieu à de belles réalisations, je ne le nie nullement et le constate même avec plaisir souvent — et donc à délaisser beaucoup et parfois à mal faire, en ignorant bien des paramètres essentiels à tel ou tel répertoire — et on ne peut pas exiger d’un chef qu’il sache tout.

On se retrouve ainsi d’une part avec des trous, des périodes, des répertoires laissés en friche, et d’autre part avec des disques et des concerts parfois séduisants mais manifestement historiquement non informés — voire parfois désinformés. Et c’est ainsi que l’on se retrouve à entendre à tort et à travers, pour ne donner qu’un exemple, des instruments qui n’existaient pas à l’époque de la musique qui est jouée, par exemple de la flûte traversière baroque, à perce conique et avec une clef, dans de la musique de 1610, au moins 60 ans avant qu’elle n’apparaisse.

Heureusement, certains ensembles ont opté pour la spécialisation, et ce depuis longtemps, et même sur des répertoires “niches” — je ne citerai qu’un exemple parmi d’autres, celui de La Venexiana, longtemps spécialisée exclusivement dans le madrigal, et dont la Compania del Madrigale se fait aujourd’hui l’heureuse héritière. Il en résulte des lectures généralement exemplaires et qui font — et feront — date. Je remarque aussi que si dans le domaine du strict madrigal, La Venexiana s’avère toujours excellente, l’accueil des versions qu’elle propose dans des répertoires limitrophes — derniers livres de Monteverdi, opéras du même ou de Cavalli — est bien moins unanime, et de fait ces versions me paraissent des jalons moins essentiels dans la discographie. (Ce qui ne m’empêche même pas de les aimer.)

***

Le cas de l’ensemble Correspondances est également très révélateur. En se consacrant presque exclusivement à la musique baroque religieuse française, et en particulier à celle de Charpentier, il montre, aussi bien par son récent opus discographique que par son équivalent en concert, tout ce que la spécialisation apporte, car il est manifeste que la justesse de la lecture que livre Correspondances de ces pièces émane d’une familiarité, d’une intimité avec les partitions et d’une connaissance de leur contexte, qui elles-mêmes découlent d’un travail approfondi.

J’ai rencontré Sébastien Daucé qui a eu la gentillesse de me raconter un peu les débuts de Correspondances.

On a travaillé pendant six mois sans aucun objectif. Ce n’était pas vraiment prémédité de ma part, mais ça a permis de voir que les gens n’étaient pas si connaisseurs de la musique française, très demandeurs, très disponibles pour travailler… Parce qu’en allant jouer ici ou là, on se dit parfois : « quel gâchis de ne pas pouvoir travailler à fond, à fond, quand on fait un concert ! » Du coup, c’était une chance de se dire au départ qu’on pouvait travailler à fond pendant trois heures sur le même motet pour avoir un résultat absolument impeccable, sans réel but… et c’est resté dans le fonctionnement de l’ensemble.

Le résultat vaut tous les discours. Réjouissons-nous, car Correspondances devrait continuer sont exploration de la musique religieuse baroque française, avec en particulier en vue des motets de Moulinié.

Mais pour l’heure, la belle église de Pérouges s’est remplie ce jeudi 26 septembre, de la musique de Charpentier exécutée, aurait-on dit à l’âge classique, « dans toute sa perfection » — et il y a là l’idée d’un accomplissement. Le concert reprenait le programme du disque récemment paru chez Harmonia Mundi : Miserere H. 193 dit « des Jésuites » parce que le compositeur le reprendra pour eux quand il travaillera pour le collège Louis-le-Grand, mais qui a été composé d’abord pour la famille de Guise, Annunciate superi H. 333 et Litanies de la Vierge H. 83. Outre deux pièces instrumentales — une Antienne H. 526 et une Ouverture H.536, également enregistrés —, le motet pour bas-dessus O Sacramentum pietatis H. 274, qui figurait dans le premier disque de l’ensemble (O Maria, Zig-Zag, 2010, mais pas avec la même chanteuse), complétait le programme.

Je ne saurais m’étendre longuement sur ces motets pour la famille de Guise. Marie de Lorraine, duchesse de Guise, a entretenu à son domicile une musique tout à fait somptueuse ; elle avait séjourné à Florence dans sa jeunesse, et cette période italienne ne fut sans doute pas pour rien dans son choix d’engager Charpentier juste à son retour de Rome, au début des années 1670. Il va composer pour elle de la musique très recherchée, avec en particulier une polyphonie vocale à six voix accompagnés de trois parties instrumentales. L’écriture frappe par son oppulence sonore, son inventivité, sa plénitude et sa richesse harmonique qui ménage bien des surprises. Ceux qui voudraient en savoir un peu plus sur ces pièces précisément se reporteront avec profit aux deux notices — complémentaires — du disque, signée d’une part par Catherine Cessac, et de l’autre par Sébastien Daucé.


© Bertrand Pichène

Correspondances n’est plus un ensemble dont on vante la précision, l’équilibre ou le soin du détail. Ces qualités-là, les auditeurs des deux disques parus chez Zig-Zag, consacrés à Charpentier puis à Boësset, en sont convaincus. Ce qu’en revanche l’ensemble a gagné, à mon sens, avec le temps, c’est un peu de fermeté et de couleurs. Déjà le disque Boësset laissait entendre une évolution tangible depuis le premier Charpentier, évolution qui s’est trouvée encore plus nette dans le deuxième disque Charpentier, paru à la fin d’août chez Harmonia Mundi.

La lecture que nous proposent Sébastien Daucé et son ensemble de ces pièces est à tous égards lumineuse. D’abord, c’est l’impression d’ensemble qui s’en dégage : une vive clarté souvent semble baigner ces pages, en particulier du point de vue des timbres. Toutes les voix sont d’émission franche et nette, sans effort apparent. Mais la clarté est aussi et surtout — et c’est à cet égard sans doute que l’interprétation de Correspondances me paraît essentielle, au sens le plus strict du mot : « dont on ne peut se séparer », oui, mais surtout parce qu’elle révèle ce « qui appartient à la nature propre d’une chose d’une chose » (Littré) — celle de la musique, de sa structure, de son écriture. Chaque pièce est ciselée, chaque moment de chaque pièce l’est aussi, avec toujours une vue d’ensemble, une recherche de variété délicate, sans effets trop marqués, mais d’une variété efficace — aussi bien à mettre en valeur la musique qu’à en souligner la richesse et à ne jamais laisser l’auditeur, fût-il indolent, dans l’ennui.

Je m’en voudrais de ne pas évoquer la qualité de toutes les voix, qui, si elles sonnent ensemble à merveille et repaissent l’auditeur d’un son rond et plein, sont aussi dotées d’une réelle personnalité, que ce soit les dessus plutôt clairs (Caroline Weynants en tête, que j’écoute toujours avec bonheur, et Caroline Bardot, un peu plus effacée peut-être que ses consœurs) ou à peine plus corsés (Violaine Le Chenadec, que j’avais déjà remarquée avec l’ensemble Les Surprises ; depuis l’an dernier, la voix a assurément gagné en ampleur et en délicatesse), le très élégant bas-dessus de Lucile Richardot, au timbre sombre, la haute-contre gracieuse de Stephen Collardelle, la taille naturelle de Davy Cornillot ou la basse-taille pleine de chaleur et de finesse ; Paul-Henry Vila, enfin, assure une basse ferme mais sans aucune lourdeur.

Les parties instrumentales ne sont pas en reste, avec un continuo d’une remarquable tenue qui assure une fondation solide, des violons et flûtes merveilleusement phrasées, admirables aussi d’entente et de complémentarité.

Il y a indéniablement dans la lecture de Correspondances, en plus d’une séduction du timbre de l’ensemble, une ferveur confiante et généreuse, et une lisibilité extrême et incarnée du propos musical.

Dès les premières mesures du Miserere, je suis frappé aussi par le soin apporté à l’articulation — chez les chanteurs aussi bien qu’aux instruments —, et par le grand sens de la dynamique : Sébastien Daucé conduit l’auditeur d’un bout à l’autre des pièces, sans précipitation aucune, mais avec aplomb ; il maîtrise parfaitement la construction dramatique, la succession des séquences qui composent chaque motet. On sait dès les premiers instants qu’on ira jusqu’au bout du programme sans jamais s’ennuyer (et dans le cas du disque, sans l’arrêter). En écoutant Correspondances dans ces pièces de Charpentier, on a l’impression que tout est là, mais que rien n’est montré du doigt, rien n’a l’air de dire « voyez bien ce que je fais ici » ou « quel bel effet j’ai placé là ». C’est l’intelligibilité mêlée à l’émotion. Je ne peux que répéter encore le mot : essentiel — la “quinte-essence” de Charpentier.

Je remercie chaleureusement Sébastien Daucé pour le temps qu’il a bien voulu m’accorder, pour sa gentillesse et sa disponibilité ; je remercie également Véronique Furlan et le festival d’Ambronay.

Illustration musicale :
Miserere H. 193, début. Extrait du disque Litanies de la Vierge (Harmonia Mundi, 2013), qui peut être acheté ici.

Chroniques d’Ambronay (II) : Radio Antiqua

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Depuis 2010, Ambronay, qui n’est pas seulement une abbaye ou un festival, mais aussi un Centre culturel, a mis en place un dispositif de Résidences Jeunes Ensembles. Des ensembles sont accueillis en résidence à l’abbaye, qui leur met à disposition, outre le logement, des salles de répétition, et les ensembles sont ensuite invités à donner un concert dans le cadre du festival. Les plus chanceux sont même conviés pour une seconde résidence qui est l’occasion d’enregistrer un disque, lequel paraît dans une collection dédiée — celle qui au lieu du contour noir en a un orange.

Deux volumes ont paru pour l’instant dans cette collection : le premier disques de l’ensembles Les Ombres, et le premier des Esprits Animaux. Les observateurs attentifs remarqueront qu’Ambronay a suivi ses ensembles et leur a également permis d’enregistrer leurs seconds disques, des Nations de Couperin dans le cas des Ombres, et un programme composite dans le cas des Esprits Animaux.

Ce qui, à mon sens, manquait cependant à ces réalisations, c’était un peu d’audace en terme de répertoire ; pour exemples, le disque Telemann des Esprits Animaux ne contient que des pièces bien connues et plusieurs fois enregistrées par ailleurs. De même, quel dommage, du côté des Ombres, d’aller choisir Circé, l’une des seules cantates de Colin de Blamont qui avait déjà été enregistrée…

Mais ce paysage est mouvant, et le troisième volume qui paraîtra bientôt — et les festivaliers ont pu l’avoir déjà — dans la collection orange, et dont je reparlerai, me paraît plus décisif.

Pour l’heure, c’est d’un autre jeune ensemble, lui aussi explorateur de répertoire délaissé, que je vais vous entretenir. Fondé tout récemment, en 2012, par des étudiants du Conservatoire royal de La Haye et de la Hochschule für Musik de Munich, Radio Antiqua s’intéresse à des compositeurs assez rarement joués.

Le programme que l’ensemble proposait à Ambronay, samedi 28 septembre à 17 heures dans la salle Monteverdi, explorait la musique de la cour de Dresde. Il est sans doute impossible de ne pas évoquer le nom de Vivaldi, dont un concerto, d’ailleurs très bien choisi, est donné — mais on aurait tort de s’y limiter, comme l’a fait récemment un autre ensemble bien connu, et Radio Antiqua ne tombe pas dans cet écueil. La Hofkapelle de Dresde, au dix-huitième siècle, a été l’un des orchestres les plus fameux de son temps, accueillant parmi ses membres des musiciens de premiers plans, comme Weiss ou Pisendel. Des Italiens aussi, comme Veracini et les frères Besozzi, y sont passé, apportant une touche de cosmopolitisme. Et l’on trouve aussi, dans les archives musicales de Dresde, de la musique française. Les mêmes archives conservent également une très grande quantité de musique de chambre,

Pour offrir une manière de panorama, il y a cinq pièces, et cinq compositeurs : outre Vivaldi, donc, on trouve le cher Telemann, Antonín Reichenauer, Francesco Maria Veracini — qui a fait un bref séjour à Dresde, où il a eu quelques démêlés —, Schaffrath — qui n’a pas réellement pu y faire carrière, trouvant mieux sa place dans le milieu berlinois.

Toutes les pièces sont intéressantes et même assez différentes, allant du duo — la très belle douzième Sonata accademia de Veracini — au quatuor, avec une pièce inédite de Reichenauer, qui dormait dans une collection privée et qu’Isabel Favilla, bassoniste de l’ensemble, n’est pas parvenue sans mal à se procurer.

Cinq musiciens pour servir ce répertoire original : Isabel Favilla, donc, basson et flûte à bec, Lucia Giraudo, au violon agile et expressif, Petr Hamouz, solide violoncelle, et un continuo fleuri du clavecin de Mariano Boglioli et du théorbe et de la guitare, tous deux sonores et inventifs, de Giulio Quirici.

Tout est excellemment joué, avec une réelle maîtrise non seulement technique — impeccable —, mais aussi rhétorique : il est manifeste que les cinq musiciens parlent à la perfection le langage des pièces qu’ils jouent. Assurément, il y a chez les musiciens de Radio Antiqua un véritable plaisir communicatif à interpréter cette musique, sans jamais en faire ni trop, ni pas assez : les effets ne sont pas soulignés, surlignés, mais ils sont là, dans leur simple efficacité. Avec élégance, en somme, avec franchise aussi.

Voilà assurément un ensemble qui a beaucoup à nous dire, à nous faire entendre, et qu’il faudra suivre. J’espère vivement qu’il sera retenu pour apporter sa contribution, dont il y a tout lieu de penser qu’elle serait de haut vol, à la collection orange d’Ambronay.

Réflexions et chroniques d’Ambronay (III) : du Ballet au Concert de la Nuit ; « Belle comme la lune »

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Dessin du décor de la première veille du ballet.

Il ne faut pas qu’on se promette
Que je fasse en cette Gazette
De portrait aucunement bon
Du ballet dansé dans Bourbon.
Quoiqu’un brave exempt de la Reine
De m’y conduire eût pris la peine,
Et criât d’un ton haut et net :
“Ouvrez tôt, c’est monsieur Loret !”
Je fus, ou le diable m’emporte,
Plus de trois heures à la porte.
J’en étais tout à fait outré ;
Mais ce fut pis étant entré,
Car j’eus une maudite place
Où j’étais, par grande disgrâce,
Si haut, si loin, si de côté,
Que je ne vis point la beauté
De cent machines surprenantes,
Ni des perspectives charmantes. (…)
Ainsi triste, chagrin, confus,
Treize grandes heures je fus
Comme un vrai spectateur de balle,
Le plus mal placé de la salle.
Illec on vit des appareils
Qui n’eurent jamais de pareils :
Le Ciel, l’Air, la Mer et la Terre,
Les Jeux, les Ris, la Paix, la Guerre,
Un joli petit Point-du-jour
Mille fois plus beau que l’Amour
Un Soleil brillant de lumière
Et dont la beauté singulière
Se pouvait dire avec raison
L’ornement de tout l’horizon.
De plus, on y voyait encore
Les Astres, le Croissant, l’Aurore,
Maint assaut, maint rude combat,
Des sorciers allant au sabbat,
Loups-garoux, dragons et chimères,
Plusieurs galants, plusieurs commères,
Des déesses, des forgerons,
Des chrétiens, des Turcs, des larrons,
Singes, chats, carosse, incendie,
Foire, bal, ballet, comédie ;
On y vit des enchantements,
Et d’admirables changements,
Dont l’incomparable spectacle
Fit crier cinq cents fois “Miracle !”

Voilà ce que publiait, à la date du 1er mars 1653, le gazetier Loret dans sa Muse historique. Il y rend compte pour une première fois d’un ballet exécuté tout récemment au Palais-Bourbon (la plus grande salle de spectacle de Paris à l’époque), et dont il n’a pas pu pleinement profité parce qu’il y était mal placé. Il s’agit du Ballet de la Nuit. Une semaine plus tard, cependant, il publie une nouvelle « Lettre » dans la Muse historique, parce qu’il a pu revoir le Ballet de la Nuit dans de meilleures conditions.

Que de belles et grandes choses !
Que de rares métamorpheses
Dont je ne parlai nullement
Dans mes vers de dernièrement.



Entrée des Ombres par Le Concert des Nations

On le voit, ce ballet a suscité l’admiration de Loret, comme de beaucoup de ses contemporains. Il faut dire que, comme l’écrit le versificateur, le ballet occupait toute la nuit, « treize grandes heures ». Pour occuper ce long temps, il n’y avait pas moins de quarante-cinq entrées — c’est-à-dire apparition de personnages dansants nouveaux, qui chacun exécutaient une ou deux danses — groupées en quatre parties appelées, pour coller au sujet, « Veilles ». Et le ballet s’achevait sur l’image, marquante, du jeune roi Louis XIV figurant le Soleil, qui va devenir ce que l’on sait pour lui.

C’est d’ailleurs ce qui fait qu’aujourd’hui ce ballet est encore un peu connu : l’apparition finale, comme une apothéose et une épiphanie, du Roi Soleil. D’ailleurs le dessin peint bien connu qui représente Louis XIV dansant le Soleil (voir ci-dessus) est issu des costumes de ce ballet.

On en oublierait, cependant, plusieurs choses capitales. D’abord, que Louis XIV, âgé alors de treize ans, ne se contente pas de danser le Soleil, mais aussi, par exemple, une Heure, accompagné de trois autres. Il a débuté à la scène le 26 février 1651, dans le Ballet de Cassandre : il y interprétait un chevalier accompagnant deux dames de la suite de Cassandre, et aussi un paysan poitevein bondissant et dansant un tricotet (sorte de danse de l’époque) — des rôles bien éloignés, donc de celui de l’astre du jour. Anecdote amusante : ce ballet voyait aussi débuter un autre grand artisan du ballet de Cour, Isaac de Benserade, auteur des vers du livret, qui parlent des interprètes (et donc, entre autres, du roi) ; nombre de ballets ultérieurs seront accompagnés de ses vers.

Autre fait capital, peut-être plus encore que celui que je viens de rapporter : l’entrée du Soleil n’est qu’une des quarante-cinq entrées ! Et l’on oublie que, comme bien des ballets de cour antérieurs, le Ballet de la Nuit met en scène bien des personnages triviaux : bandits, Égyptiens et Égyptiennes (c’est-à-dire, à l’époque, gitans), rémouleurs, lanterniers, soldats, estropiés, culs-de-jatte, poète bouffon et faux-monnayeurs croisent néréides, songes, Parques, allégories de la Vieillesse et de la Tristesse, du Jeu (incarné par le jeune roi, dans un costume où l’on voyait un damier, des cornets à dés et des cartes), la Lune, Roger et Bradamante, Ptolémée et Zoroastre, Satan et ses démons…

D’ailleurs, ce fait est remarqué, presque trente ans plus tard, en 1682, par Ménestrier dans Des ballets anciens et modernes selon les règles du théâtre (p. 176) :

[Le ballet] de la Nuit me paraît inimitable : on y voit des caractères de toutes sortes de personnes. Des divinités, des héros, des chasseurs, des bergers et des bergères, des bandits, des marchands, des galants, des coquettes, des Égyptiens et des Égyptiennes, des gagne-petits, des allumeurs de lancernes, des bourgeoises, des gueux et des estropiés, des personnages poétiques, les Parques, la Tristesse, la Vieilesse, des pages, des paysans, des astrologues, des monstres, des démons, des forgerons, etc. On y voit bal, ballet, comédie, festin, sabbat, toute sorte de passions, des curieux, des mélancoliques, des furieux, des amants passionnés, des amoureux transis, des plaisants, une maison en feu, des personnes alarmées. Enfin, je ne sais si jamais notre théâtre représentera rien d’aussi accompli en matière de ballet.

***

De cette abondance et de ces sept représentations — du 23 février au 16 mars 1653 —, il nous reste plusieurs éléments. D’abord, un livret imprimé, qui rapporte le contenu de chaque entrée, les vers du ballet (ceux de Benserade, donc), les noms des danseurs. Par ailleurs, plusieurs dessins, dont une partie est conservée à la bibliothèque de l’Institut, une autre au Waddeston Manor National Trust et une troisième dans les collections royales de Windsor. L’iconographie est très abondante et laisse imaginer ce que pouvaient être la splendeur et l’extrême fantaisie inventive de ce ballet. Enfin, une partition, copiée bien plus tard, dans les années 1690, par l’atelier dirigé par Philidor pour la bibliothèque musicale du roi.


Récit d’Alcine du Ballet du Duc de Vendôme (1610) par Le Poème Harmonique

On oublie aussi que la forme du ballet de cour impliquait généralement quelques passages chantés, appelés récits, et même aussi des insersions, comme une pantomime burlesque qui conte l’histoire d’Amphytrion ou un ballet dans le ballet qui narre les Noces de Pélée et Thétis — curieuse prémonition, car il y a un opéra de Cavalli, créé à Venise en 1639, et qui sera représenté à Paris justement l’année suivante ! Plus tard, cette tradition de l’insersion ira bien loin, puisque dans le Ballet des Muses de Lully sera insérée une comédie entière, Le Sicilien ou l’Amour peintre de Molière ; on appelle cela “comédie-ballet”, mais c’est en fait un ballet avec comédie dedans…

Les récits du Ballet de la Nuit sont dus à la plume de Jean de Cambefort, compositeur à peu près inconnu qui signait là de belles pages de musique.

***

Le Ballet royal de la Nuit fait partie des œuvres à l’aura mythique dont on finirait presque par oublier qu’elles ne sont pas complètement perdues. Par ses dimensions, par son arrière plan politique qui est en fait davantage un premier plan, par son faste, ce sommet du ballet de cour titille l’imaginaire de ceux qui s’intéressent à la France de l’Âge classique.

Pourtant, à ce jour, aucune véritable reconstitution n’avait été tentée — pas même une approche. Tout juste un film proposait d’en entendre un extrait — mais est-il bien la peine qu’on en parle ? il ne mérite pas vraiment d’être compté. Il y a sans doute à cette absence de tentative plusieurs explications. D’abord, l’ampleur de l’œuvre, bien sûr — mais on aurait très bien pu envisager de récréer une partie de l’œuvre, réunissant en la durée usuelle d’un spectacle d’aujourd’hui quelques passages.

En y regardant, on découvre aussi que la musique est en fait incomplète : si toute la partie de dessus de violon est conservée, une partie de la basse manque, et la majorité des parties intermédiaires est laissée en blanc, à compléter — c’est-à-dire, sans doute, à réécrire. Qui voudrait travailler sur le Ballet de la Nuit devrait se confronter à un patient travail d’écriture qui demande à la fois une connaissance intime du répertoire qui permette d’inventer dans le style approprié, et une grande modestie, justement pour se plier à ce style sans vouloir se mettre en avant.

D’autre part, le fait qu’il ne s’agît pas de musique pure mais bien d’un spectacle, incluant la chorégraphie et la scénographie, exige d’importants moyens financiers. Or, la mode n’est pas du tout, en matière scénique, à la recréation. Les compagnies spécialisées dans le “baroque” font en réalité, généralement, leur petite sauce, mâtinée de beaucoup d’invention personnelle et d’affabulation. Personne, ou presque, ne veut réellement se risquer à essayer de faire comme ça pouvait être, parce que ça n’est pas intéressant et ça n’intéresse pas le public d’aujourd’hui. Ainsi, en matière de danse, bien rares sont les spectacles réellement chevillés à la recherche et qui laissent voir ce que pouvait réellement être la danse de ces époques. Quant aux mises en scènes, quelques recherches simples suffisent à montrer que les travaux de Benjamin Lazar et Louise Moaty — si intéressants soient-ils par ailleurs — ne sont nullement des restitutions, et d’ailleurs ne veulent pas l’être et n’y prétendent pas.

Il ne saurait donc être question d’essayer de redonner aujourd’hui quelque chose qui puisse ressembler au Ballet royal de la Nuit de 1653, puisqu’en fait, à peu près aucune direction artistique ne se risquerait dans un travail de reconstitution si peu gratifiant pour l’égo, lequel, pense-t-on, ne relève que des travaux des chercheurs, et non de ceux des artistes.


© Bertrand Pichène

Les musiciens qui servent le répertoire “classique” ont davantage l’habitude de ne pas créer ex nihilo par et pour eux-mêmes, mais de se mettre au service d’un compositeur ; il n’est donc pas étonnant que le versant musical du Ballet royal de la Nuit puisse revoir un peu le jour, comme ce fut le cas lors de la première partie de la « Nuit du Rêve » à Ambronay, le 28 septembre dernier.

Il fallait, je l’ai dit, un vrai travail de fond et une vraie modestie pour y parvenir, et Sébastien Daucé a eu le courage de s’y coller, avec patience et avec une honnêteté intellectuelle. Mais pouvait-il réellement être question de servir une ou deux heures de musique de danse privée de sa destination première — le spectacle ? Sans doute pas.

Sébastien Daucé a su inventer une forme originale qui permettait d’entendre un peu du Baller de la Nuit sans toutefois tomber dans la monotonie et faire sentir au spectateur un manque (celui du scénique), comme il l’écrivait dans le programme :

La variété qui se trouvait alors dans les costumes, les danses et les décors changeant à vue provient maintenant des diverses formes musicales qui composent le Concert : des récits et des danses du Ballet original, et aussi des extraits d’autres ballets contemporains et des premiers opéras représentés en France.

À la musique du Ballet de la Nuit se mêle donc un peu de celle de deux opéras joués à peu près en même temps à la cour de France : l’Ercole amante de Cavalli et l’Orfeo de Luigi Rossi. Un choix d’autant plus pertinent que l’on sait que certains éléments de décor de cet Orfeo avaient justement été réutilisés, en 1653, par Torelli dans le Ballet de la Nuit !


Entrée des Nymphes de la Grenouillère par Le Concert des Nations

En ce qui concerne l’insersion de passages d’autres ballets, je suis plus mitigé : pourquoi, alors que le Ballet de la Nuit offre lui-même une abondance de musique, aller prendre de la musique ailleurs ? Pour quelques extraits d’autres ballets, les parties intermédiaires, dans les pièces additionnelles, existent ; c’est le cas, par exemple de l’Entrée des Ombres et de celle des Nymphes de la Grenouillière, extraites d’un Ballet du Roi de 1625, et qui se retrouvent dans la partition, bien copiée celle-là, d’un Concert donné à Louis XIII en 1627. Peut-être est-ce donc, entre autres, pour limiter le travail de réécriture que ces pièces ont été choisies. En tout cas, il n’y a rien là de bien grave.

Pour bien souligner que ce n’est pas tout à fait le Ballet royal de la Nuit qui est présenté, un titre nouveau, Concert royal de la Nuit, laisse bien apparaître qu’il s’agit désormais d’un « spectacle purement musical » (Sébastien Daucé, dans le programme), en trois parties appelées veilles comme dans l’œuvre d’origine.

Et pour lier tout cela, une idée, originale : celle de l’enchaînement. Puisque le ballet de cour consistait, en gros, en un mélange pêle-mêle de personnages, voire d’intrigues, disparates, Sébastien Daucé propose une forme semblable, dans laquelle les éléments ne s’enchaînent que deux à deux, par glissement, sans constituer une intrigue unie.

L’un des points forts du concert était bien sûr, je l’ai dit, de faire entendre quelques extraits instrumentaux du Ballet de la Nuit, dont Sébastien Daucé a patiemment réécrit les parties manquantes, et par ailleurs tous les très beaux récits de Jean de Cambefort (et Michel Lambert) qui l’émaillaient. On entend ainsi, avec beaucoup de plaisir, successivement la Nuit elle-même, dialoguant avec un chœur d’Heures, Vénus, un dialogue des Grâces, la Lune, un Dialogue du Sommeil et du Silence, et l’ultime récit de l’Aurore.

Plusieurs passages de l’Ercole amante s’y joignent, dans la seconde veille ; après le récit de la Lune composé par Cambefort, la Cintia (un des noms mythologiques de la Lune) de Cavalli intervient en dialogue avec le chœur et ils devisent de la gloire de la France. On ne peut qu’admirer la pertinence de leur placement ici, tant ils se rattachent à la fois au sujet nocturne (la Lune) et à l’arrière-plan politique. Puis, Hercule est consolé par Vénus de ses disgrâces amoureuses ; Junon, dans un long monologue, en marque ensuite son mécontentement.


Extrait de l’Orfeo de Luigi Rossi, acte II, scène 9.

La troisième veille est en grande partie empruntée à l’Orfeo de Luigi Rossi, et l’on y voit ce que l’on ne voit pas chez Monteverdi : Eurydice se réjouissant avec ses compagnes — occasion de faire entendre d’abord un touchant sommeil, puis le fameux « A l’impero d’amore chi non cederà », qui obtint en son temps un certain succès. Puis soudain, un serpent la pique — ce que figure un claquement de fouet — et Eurydice agonise, dans un long et beau récit. Suit entre autres une très belle pièce instrumentale, la Fantaisie pour les Pleurs d’Orphée… Et tandis que l’âme d’Eurydice, nous chantent Apollon et un chœur de dryades, s’envole vers l’Orient, justement, l’Aurore apparaît et chante :

Depuis que j’ouvre l’Orient
Jamais si pompeuse et si fière
Et jamais d’un air si riant
Je n’ai brillé dans ma carrière
Ni précédé tant de lumière.
Quels yeux en la voyant ne seraient éblouis ?
Le Soleil qui me suit, c’est le jeune Louis.

Et le concert s’achève sur une grande pièce instrumentale et la reprise d’A l’impero d’amore.


© Bertrand Pichène

Pour donner vie à ce vaste édifice, Correspondances est en grande formation : six violons, deux altos, deux violes, deux flûtes, basson, hautbois, trois basses de violon, deux théorbes, des percussions, deux claviers, et dix chanteuses et chanteurs. Chacun s’extrait du chœur à un moment pour chanter un récit ou un air…

L’enchantement et l’émerveillement se sont succédé sans discontinuer tout au long de la soirée. Il n’est rien qui ne fût idéal. Toutes les voix ont brillé à la fois par leurs qualités de solistes — il serait fastidieux de détailler tout le monde, ne citons donc personne : tous étaient exemplaires, et ont montré à quel point des voix diverses, parfois étonnantes, peuvent également bien servir la musique française — et leur intégration dans un chœur de très haute volée. L’orchestre s’est paré de mille couleurs et a su véritablement évoquer le spectacle et pallier l’absence de spectacle visuel en le faisant à tout moment imaginer. Sébastien Daucé, maître d’œuvre de ce Concert royal de la Nuit, l’a dirigé avec une attention constante au détail comme au tout, aux couleurs comme au théâtre, aux voix comme aux instruments, et sans effets de manche superflus.

Sébastien Daucé et Correspondances, pour leur première incursion dans le domaine profane, ont prouvé avec beaucoup d’éclat — et de succès, car le public sait bien, lui, parfois, n’être point sot, ou s’il ne le sait, le feindre — que cette musique méritait bien qu’on la joue, et mériterait bien qu’on la rejoue et qu’on la réécoute plus d’une fois. Espérons que l’occasion en sera donnée.

Et pour continuer cette « Nuit du Rêve », il nous était proposé d’entendre un programme de l’excellent ensemble Musica Nova, dont j’ai déjà parlé dans ces pages. N’étant pas spécialiste de ce répertoire, je me contenterai d’en dire quelques mots.


Nigra sum de Palestrina par Stile Antico.

Le programme, intitulé « Belle comme la lune », tournait autour de la figure de Giovanni Pierluigi da Palestrina, et s’organisait principalement en deux axes : d’une part la Missa Assumpta est Maria, qui nous rappelle que Palestrina était directeur de la musique à la Basilique Saint-Pierre de Rome, au moment où la tâche lui était confiée d’épurer la musique religieuse pour la rendre plus simple ; d’autre part, des motets sur des poèmes du Cantiques des cantiques, qui rappellent à tout moment à quel point ce livre de la Bible et cette musique regardent tout de même aussi ce qui se passe dans le monde profane. Outre les œuvres de Palestrina, on entendait aussi deux pièces de Lassus et une de Gesualdo.

Réunir côte-à-côte d’une part des motets à cinq voix du Canticum et d’autre part la Missa à six voix permettait de rappeler que la production de Palestrina est loin d’être uniforme et qu’une certaine variété y existe, et que donc tel qui connaît un versant peut ne pas bien en soupçonner un autre.


© Bertrand Pichène

L’interprétation de Musica Nova m’a paru constituer un idéal d’équilibre de toutes les voix (cinq ou six, selon les pièces), une espèce d’ataraxie sans ennui et une intensité, une sensualité même, dans la perfection des intervalles (malgré quelques intonations difficultueuses vers le début des pièces au début du concert, c’est dire assez si les imperfections se sont trouvées limitées). Le choix d’un effectif réduit, à une seule voix par partie (bien différent, donc, de l’illustration musicale que, faute de mieux, je vous propose) donne à cette musique limpidité et intelligibilité. Concentration sans doute était le maître-mot de cette deuxième partie de soirée, mais non pas une concentration grave et austère : une concentration douce, paisible, et qui, en fait, emportait l’auditeur qui savait s’y laisser prendre vers les sphères celestes. Et si l’on pouvait redouter un peu d’écouter pendant plus d’une heure ces musiques d’un accès malaisé quand on n’y est pas suffisamment habitué, le souffle musical de ce que faisait entendre Musica Nova bannissait toute forme d’ennui de l’abbatiale.

En sortant du concert, touchait-on vraiment terre ? Après le foisonnement brillant du Concert royal de la Nuit, il fallait bien l’apaisant bouillonnement polyphonique de Belle comme la Lune — et la « Nuit du rêve » d’Ambronay avait tout lieu, de fait, de se revandiquer une soirée de rêve.

Ensemble Correspondances
Caroline Meng, Violaine Le Chenadec, Caroline Weynants, Caroline Dangin-Bardot, dessus
Alice Habellion, Lucile Richardot, bas-dessus
Stephen Collardelle, haute-contre ; Davy Cornillot, taille
Étienne Bazola, basse-taille ; Paul-Henri Vila, basse.
Béatrie Linon, Alice Julien-Laferrière, Yoko Kawakubo, Louis Creac’h, Sandrine Dupré, Gabriel Grosbard, violons
Kate Goodbehere, Brigit Gorris, hautes-contre de violon
Mathilde Vialle, Lucile Boulanger, basses de viole
Lucile Perret, Mathieu Bertaud, flûtes à bec
Benoît Laurent, hautbois ; Anaïs Ramage, basson
Julien Hainsworth, Cécile Vérolles, Pablo Garrido, basses de violon
Juan Camillo Araos, Diego Salamanca, théorbes
Arnaud de Pasquale, clavecin ; David Joignaux, percussions
Sébastien Daucé, clavecin, orgue, direction.

Ensemble Musica Nova
Christel Boiron, Marie-Claude Vallin, cantus
Lucien Kandel, Xavier Olagne, Thierry Peteau, tenor
Marc Busnel, bassus
Lucien Kandel, direction.

Références compémentaires sur le Ballet de la Nuit.
On peut consulter, entre autres, Marie-François Christout, Le ballet de cour de Louis XIV, 1643–1672, Picard, Centre National de la Danse, 2005 ; le livret de 1653 et la partitions se trouvent sur Gallica.

Illustrations musicales :
– Les entrées des Ombres et des Nymphes de la Grenouillères sont extraites du disque L’Orchestre de Louis XIII, par Le Concert des Nations, dir. Jordi Savall (Alia Vox).
– Le récit d’Alcine, de Pierre Guédron, du Ballet de Monseigneur le Duc de Vendôme est issu du disque Le Concert des Consorts du Poème Harmonique (avec Claire Lefilliâtre), dir. Vincent Dumestre (Alpha).
– L’extrait de l’Orfeo de Luigi Rossi est issu de la version des Arts Florissants, dir. William Christie (Harmonia Mundi).

– Le Nigra Sum de Palestrina est issu du disque Song of Songs de l’ensemble Stile Antico (Harmonia Mundi).


Prolongements d’Ambronay (1) : L’Orfeo de l’Académie dirigée par Alarcón

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L’Académie d’Ambronay fêtait cette année sa vingtième édition — vingt éditions au cours desquelles de grands chefs seront venus diriger, dans lesquels de grands musiciens auront fait leurs armes, mais aussi vingt éditions qui ont donné souvent l’occasion de créer des œuvres rares : je pense, par exemple, à un mémorable Thésée de Lully en 1998 où l’on entendait et voyait (déjà !) Stéphanie d’Oustrac en Médée face au Thésée de Jean-François Novelli (on croit rêver, mais non, ça existe vraiment) ; William Christie dirigeait. Plus récemment, il y eut entre autres Ercole amante de Cavalli, dirigé par Gabriel Garrido (un certain Sébastien Daucé y jouait du clavecin), Le Carnaval et la Folie de Destouches dirigé par Hervé Niquet (malheureusement avec une mise en scène assez médiocre)...

Pour cette vingtième édition, une œuvre bien mieux connue, L’Orfeo de Monteverdi, confiée aux bons soins de Leonardo García Alarcón, qui, quelques semaines plus tôt, dirigeait le Vespro alla Beata Vergine. Un « Cahier d’Ambronay », le numéro 7, est publié pour l’occasion, intitulé Le Chant des possibles : interpréter L’Orfeo de Claudio Monteverdi, et recueille des textes théoriques et des textes de praticiens, dont un très bel entretien avec le chef, et un autre, très intéressant, avec le metteur en scène Laurent Brethome. J’y ferai référence à plusieurs endroits.

Œuvre bien mieux connue, certes, mais finalement pas si couramment programmée, et l’on se réjouit donc d’en retrouver une “vraie” production, avec un orchestre abondant, autant de chanteurs qu’il en faut pour que chacun n’ait qu’un rôle, une mise en scène, costumes, décors... On s’en réjouit d’autant plus que la production, si elle n’est point exempte de quelques défauts, est de très haute tenue.

Les productions de l’Académie, après avoir été créées au sein du festival, font ensuite une tournée, et c’est à cette occasion que j’ai pu voir L’Orfeo à La Roche sur Yon le dimanche 13 octobre 2013.

***

Un constat, d’abord : L‘Orfeo n’est pas une œuvre facile à mettre en scène. Le théâtre, en effet, n’y est pas celui que l’on connaît ; ainsi, il n’y a pas de réels dialogues, mais plutôt des monologues qui se répondent. Ce fait simple, qui à l’écoute peut-être ne paraît pas si spécifique, devient criant sur la scène, où il pourrait au fond y avoir un personnage à la fois, qui s’en irait une fois sa réplique terminée pour laisser la place au suivant, et l’on verrait d’abord le chœur, ensuite Orphée, ensuite Eurydice, à nouveau Orphée, etc. Ce serait sans doute un contre-sens, mais de fait, c’est à peu près ce qui se passe dans la musique. Et je pense, d’ailleurs, à cette anecdote sur la Comédie-Française à la fin du règne de Louis XIV, où une actrice, pendant qu’elle ne déclamait pas, jouait au bilboquet. Il faut bien sûr éviter cela.

Et l’on sait en effet qu’au théâtre, il est très important que ceux qui écoutent ait réellement l’air d’entendre ce qui leur est dit. Je pense ainsi à cette anecdote racontée par Sacha Guitry, connaisseur du théâtre s’il en fut ; il y est question d’une grande comédienne, Céline Chaumont, qui dit à l’un de ses collègues en répétitions :

« Vous avez là une très longue tirade. Au cours de cette tirade, j’ai onze “effets”, je vous en préviens. » (…) Et les choses se sont passées ainsi. Elle a “placé” des mines, des sourires, aux moments désignés et elle a fait ses onze “effets”.

Or, pour placer ces “effets”, et c’est ce que raconte le passage du texte que je n’ai pas cité, la comédienne demande à son collègue de s’interrompre brièvement :

« Et voici comme les choses vont se passer. Chaque fois que du bout du doigt je toucherai votre épaule, vous vous arrêterez de parler, je ferai mon “effet”, puis, l’effet s’étant produit, vous continuerez de parler. »

La raison pour laquelle Cécile Chaumont commande à Noblet de s’interrompre aux moments où elle “place” ses “effets”, c’est évidemment pour éviter que le public ne perde la tirade en se détournant, au moment de l’effet, de ce que l’acteur dit pour se concentrer sur ce que l’actrice fait.

S’il est tentant, donc, en mettant en scène L’Orfeo, de vouloir créer de l’agitation autour du personnage chantant, pour donner une présence, une contenance, aux personnages qui ont chanté ou qui chanteront, il faut pourtant éviter de trop détourner l’attention du spectateur. Or, la mise en scène que nous propose Laurent Brethome n’évite pas tout à fait cet écueil, et en créant une grande agitation sur la scène, laisse souvent le spectateur perdre le fil, en particulier de la musique. C’est particulièrement vrai de la première partie, de tout le premier acte et du second jusqu’au récit de la Messagère, de sorte que toutes ces réjouissances se trouvent ici un peu trop désordonnées et brouillent le propos.

Cette réserve, peut-être, émane d’une volonté trop hédoniste de profiter de la musique, puisque les réjouissances doivent être excessives ; c’est en effet ce qu’Apollon, à la fin de l’opéra, reproche à son fils : s’être trop réjoui de son bonheur.

Il faut dire aussi que Laurent Brethome a fait de la noce d’Orphée et Eurydice une sorte de party contemporaine, ce qui à mon avis constitue une sorte de contresens. Lui-même signale, dans le livre publié par Ambronay, que l’univers pastoral constitue une sorte d’idéal ; en rendant à la réalité contemporaine, presque brutale, les bergers et bergères des deux premiers actes, il tue cette idéalisation.

La seconde partie, dans laquelle Orphée est aux enfers, m’a parue beaucoup plus réussie, bénéficiant en particulier d’éclairage très évocateurs. Toujours dans le livre publié par Ambronay, le metteur en scène explique que sa vision de l’enfer — car il y a dans L’Orfeo comme bien ailleurs synchrétisme entre les enfers païens et l’enfer chrétien — est inspirée de la Comédie de Dante — dont un vers est cité par Striggio ; il nous donne donc à voir un enfer glacé, dans lequel l’apparition de la véritable sauveuse d’Orphée, puisque c’est elle qui intercède auprès de Pluton, Proserpine, en robe rouge, détonne et est immédiatement sensible. Eurydice retenue aux enfers l’est derrière un mur translucide, on n’en voit que l’ombre, et c’est dans un bleu glacial qu’elle est captive. Toutes ces images extrêmement fortes m’ont beaucoup plu.

La fin de L’Orfeo est un peu énigmatique. On sait qu’originellement, le mythe d’Orphée connaît une fin travique, rapporté entre autres par Virgile (Georg., IV, 520–522) :

. . . . . . Spretae Ciconum quo munere matres,
Inter sacra deum nocturnique orgia Bacchi,
Discerptum latos juvenem sparesere per agros.

Se trouvant méprisées par cet hommage [Orphée pleurant toujours sa femme plusieurs mois après sa perte], les mères des Cicones [c’est-à-dire les femmes de la Thrace, d’où Orphée est originaire], au milieu d’une orgie nocturne consacrée à Bacchus, déchiquetèrent le jeune homme et le dispersèrent dans les champs.

On sait aussi que l’œuvre de Striggio et Monteverdi se terminait effectivement ainsi dans une première mouture. Cette version ne nous est pas parvenue — et on ne sait même pas précisément pourquoi, d’ailleurs elle a été changée — mais c’est une version plus riante qui nous est parvenue : après les invectives d’Orphée contre le monde et en particulier les femmes, son père Apollon descend pour l’appeler au ciel, tandis qu’un chœur chante la gloire du « fameux chantre de la Thrace ». La danse qui clôt la partition imprimée en 1609, la Moresca, est-elle un reliquat de la fin originelle ?

Laurent Brethome choisit en tout cas d’y mettre sur la scène un rappel du mythe, et tandis que le chœur chante, quatre femmes viennent malmener Orphée. Un tel rappel n’est certes pas hors de propos, mais il a l’inconvénient de ne pas être très compréhensible pour le spectateur d’aujourd’hui — j’ai eu le témoignage autour de moi de plusieurs personnes qui ne l’ont pas compris.

Laurent Brethome signe donc une mise en scène parfois discutable, mais qui indéniablement séduit l’œil et qui sollicite et interroge l’esprit. Peut-être un peu trop. Néanmoins, elle n’oublie pas, par moments, de parler aussi aux sens.

***

Du côté de la musique, je souhaite en premier lieu faire quelques rappels. D’abord, sur l’Académie d’Ambronay elle-même. Certes, l’ensemble est constitué d’excellents musiciens, mais il ne s’agit pas d’une phalange constituée de longue date. Je n’ai pas eu souvent, pendant le spectacle, le sentiment d’avoir à en tenir compte, tant la prestation m’a paru de bonne qualité, mais il y a eu quelques très rares moments où un tout petit peu d’indulgence n’était pas hors de propos.

Par ailleurs, il faut se souvenir du caractère infini de la partition. Il n’y a qu’une source musicale connue pour L’Orfeo : la partition imprimée à Venise par Amadino en 1609, réimprimée en 1615. À force de noter qu’elle donne beaucoup de précisions, beaucoup plus, par exemple, que celles des deux autres opéras conservés — en particulier, une grande partie de l’instrumentation — on finirait par oublier tout ce qu’elle laisse incertain : tempos, instrumentation à certains endroits, ornementation, etc.

Prenons un exemple simple : la ritournelle initiale, qui revient à plusieurs reprises dans l’œuvre. Voici la partition :

Cinq lignes de musique. On ne saurait le dire assez : il n’y a rien d’autre, le reste doit être reconstitué. Quels instruments jouent ? Le continuo accompagne-t-il ? Parlant du continuo, voici la suite&nbps;:

Là encore, quels instruments dans le continuo ? Et, plus important encore : comment accompangent-ils ? Simplement des accords ? Ou bien une ornementation en plus ? De quel genre ? Faut-il simplement soutenir la voix en se faisant remarquer le moins possible, ou créer un “fond” ?

Bien sûr, à d’autres moments, Monteverdi a précisé l’instrumentation qu’il souhaitait ; la partition n’en reste pas moins ouverte. Je conseille à tous ceux que ces questions intéressent de lire en particulierle texte « Notre Orfeo » de Stefano Aresi, dans le livre-disque publié par Glossa.

Concernant, donc, le continuo, la position de Leonardo García Alarcón, que j’ai pu interroger à ce sujet, est claire : les instruments ne se contentaient pas de poser des accords, mais improvisaient des lignes. Cette position, argumentée, et fondée en particulier sur le traité d’Agostino Agazzari Del sunoare sopra il basso, publié justement en 1607, est rappelée dans l’entretien avec le chef, dans le livre édité par Ambronay (en particulier page 107) : il aborde l’instrumentation comme la posibilité de créer des couleurs et, « comme dans un tableau de la Renaissance », cherche par moment à créer un sfumato (ce sont ses propres termes). À d’autres moments, le continuo se fera plus “sec”. Une véritable recherche de variété, une qualité essentielle dans la rhétorique ancienne, guide ces choix qui, à l’écoutent, s’avèrent extrêmement convainquants.

Le plateau vocal brille par son équilibre. Fernando Guimarães campe un Orphée solide autour duquel les autres personnages. Pourtant, il ne les écrase pas ; son savoir-faire, la solidité de ses moyens techniques et musicaux lui permettent de travers l’œuvre de part en part sans fléchir, avec toujours une grande humanité, mais aussi une grande retenue. À ses côtés, les rôles principaux sont remplis avec les honneurs par les chanteurs de l’Académie d’Ambronay que leur jeunesse n’accuse jamais. J’ai particulièrement remarqué le timbre de mezzo-soprano chaleureux de Claire Bournez qui donnait à Proserpine toute la séduction qu’implique son personnage (puisque c’est par ses charmes qu’elle obtient de Pluton, son époux, qu’il autorise Eurydice à rejoindre Orphée) ; la très belle Eurydice de Reut Ventorero, très touchante, en particulier dans le tableau de l’acte IV que j’ai évoqué précédemment, par une grande présence musicale. La Musique de Francesca Aspromonte, à qui il revenait d‘ouvrir le spectacle, a également brillé par ses qualités techniques et musicales, sa maîtrise du vibrato (et du non-vibrato) et des ornements. Du côté des hommes, deux belles basses, Iosu Yeregui (Charon) et Yannis François (Pluton), et un remarquable ténor, Riccardo Pisani, qui a su donner toute la splendeur nécessaire au rôle d’Apollon.

Les instrumentistes de l’Académie d’Ambronay se sont montré à la hauteur de la tâche qui leur était confiée, avec en particulier un continuo, j’en ai parlé, abondant et très soigné, toujours intelligemment construit, et des vents (sacquebouttes et cornets) remarquables. Le chœur brillait par sa cohésion.

Leonardo García Alarcón a choisi des tempos très allants dans les passages vifs qui dominent tout le début, dès l’inaugurale Toccata très enlevée. Je n’ai pas toujours été convaincu par ce choix, qui rendait la joie des bergers, à mon sens, un peu forcée, mais il correspond bien à l’excès souligné par Apollon en fin d’œuvre et que j’ai déjà souligné. Par ailleurs, le chef a su aussi laisser toute la place nécessaire au deuil, à l’élégie et à la solennité dans la suite, et comme pour la mise en scène, j’ai trouvé les actes infernaux et l’acte final tout à fait réussis, et très émouvants. Il y avait une évidente symbiose entre ce qui se passait sur scène et ce qui se passait dans l’orchestre.

Ce qui m’a frappé surtout, c’est le souffle exceptionnel dont tous ont fait preuve pour mener l’œuvre d’un bout à l’autre d’une seule traite, sans entracte, avec une réelle maîtrise du rythme dramatique de l’ensemble. Tenir en haleine sans temps mort, sans arrêt, pendant presque deux heures, voilà une gageure qui a été pleinement remplie et qui, d’ailleurs montre bien que même avec son écriture dramatique si particulière, L’Orfeo se tient bel et bien comme un tout parfaitement continu — et l’on sait qu’en 1607, il était représenté d’une traite, sans interruption, comme dans cette production.

Souhaitons donc bonne chance aux jeunes musiciens qui ont bénéficié de cette belle expérience, et souhaitons aussi voir Leonardo García Alarcón continue de servir la musique de Monteverdi !

Compléments et notes

Je conseille aux lecteurs curieux de se référer aux deux ouvrages auxquels j’ai renvoyé au court de cet article. D’une part, les textes qui accompagnent la production discographique de L’Orfeo par La Venexiana — très belle version —, publiée par Glossa en livre disque. D’autre part, le très intéressant « Cahier d’Ambronay » mentionné en introduction, Le Chant des possibles : interpréter L’Orfeo de Claudio Monteverdi, déjà évoqué en introduction, et dont le sommaire peut être consulté ici.

Les photographies du spectacle sont © Bertrand Pichène.

Prolongements d’Ambronay (2) : Rebel et Francœur par l’ensemble Les Surprises

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En France, on aime classer, on aime ranger. Que faire alors d’œuvres qui ne sortent pas de la plume d’un compositeur mais de deux ? En France, on aime aussi mieux la musique des voisins que la nôtre, et il est proprement honteux de voir à quel point le répertoire baroque français est délaissé et semble s’être conformé à une maxime « Hors Lully point de salut ». Ne parlons que du répertoire lyrique — le constat serait encore plus amère sur la musique de chambre. Il est honteux, dis-je, qu’aucune intégrale de l’œuvre de Rameau n’existe et que plusieurs œuvres n’aient pas été enregistrées — sans même parler de les enregistrer convenablement. Il est honteux qu’aucun disque n’ait vraiment rendu justice à Campra et que l’on ne puisse entendre à loisir L’Europe galante, et que Tancrède ait été si mal servi ; il est honteux que de Destouches on n’ait que Callirhoé et point d’Issé ni de Carnaval et la Folie ; il est honteux qu’on n’ait presque rien de Colin de Blamont, et rien de Mouret. Jules Renard a écrit : « La postérité ? Hum... pourquoi les gens seraient-ils moins bêtes demain qu’aujourd’hui ? » Eh ! bien, en voyant le sort que nous réservons aujourd’hui à notre patrimoine musical, on a la confirmation de ce qu’écrivit Renard — et même on en vient à se demander, là-dessus comme sur le reste, si la France est réellement un pays civilisé.


Menuets du Ballet de la Paix

Dans ce paysage sinistre, le sort des deux Rebel, Jean-Féry et François, et de François Francœur paraît plus doux : outre un beau disques des Musiciens du Louvre recueillant Les Éléments, Les Caractères de la danse et le Tombeau, une intégrale d’Ulysse du père a été publiée (La Simphonie du Marais), une intégrale de Pyrame et Thisbé du fils et de son acolyte (Stradivaria) — point entièrement satisfaisante cependant —, un joli disque d’Ausonia consacré à Francœur, et Zélindor, roi des Sylphes dans le coffret « 200 ans de musique à Versailles » (par Ausonia également). Pourtant, il reste beaucoup à entendre, et les extraits que l’on pouvait entendre sur YouTube du Ballet de la Paix faisaient regretter de n’en avoir pas davantage. Voilà qui donnait tout de même un peu d’espoir de civilisation.

C’est donc avec un certain enthousiasme que j’ai accueilli le disque Rebel de père en fils de l’ensemble Les Surprises, lequel propose, dans une formation chambriste, deux grandes pièces instrumentales de Rebel père, et plusieurs extraits instrumentaux et vocaux des opéras de François Rebel et François Francœur, principalement du Ballet de la Paix.

Une incursion dans Scanderberg, opéra de 1735 sur un livret commencé par La Motte et achevé par La Serre, avec l’air « Fureur, amour, secondez mon impatience » déjà enregistré par Ausonia avec Isabelle Poulenard ; et un air du Prince de Noisy de 1749, véritable splendeur.


Air « Il gémit dans les fers » du Prince de Noisy.

Comme l’expose dans la notice Louis-Noël Bestion de Camboulas, claveciniste et co-directeur de l’ensemble avec la gambiste Juliette Guignard, le pari est celui de faire revivre ces extraits comme on pouvait les jouer dans les salons, c’est-à-dire en formation réduite. Le résultat s’avère extrêmement séduisant, et loin de paraître étique, le son semble au contraire rond, plein, varié, avec en plus le privilège du détail : on peut ainsi goûter pleinement le son admirablement velouté des flûtes traversières (ah ! l’air pour Vénus, piste 4), la franchise et la finesse d’articulation des violons, la variété du continuo fleuri… et aussi la richesse de l’écriture ! Bien des pièces qui pourraient n’être que de petites danses gentillettes parmi d’autres sont ici nettement caractérisées et trouvent une personnalité propre — je pense, pour ne citer qu’un exemple, aux menuets du Ballet de la Paix

Plusieurs airs chantés entrent dans la construction du programme. De leur lecture, je dirais aussi qu’elle est chambriste plus que théâtrale. J’apprécie le chant jeune et langoureux de Juliette Perret, manquant un poil de netteté par rares moments, la fermeté d’articulation et le timbre éclatant d’Étienne Bazola, aux aigus parfois un peu serrés, mais j’aurais souhaité un peu plus d’intentions littéraires et d’engagement dramatique — lequel, finalement, se trouve davantage chez les instruments que dans les parties vocales. Cela ne doit cependant pas faire oublier le soin apporté au chant et la qualité exceptionnelle de la musique.


Air « Trop faible Ismène, hélas » du Ballet de la Paix.

Autre réserve concerne certains mouvements des Caractères de la danse, dont les tempos me semblent un peu modérés pour la danse, justement. Soit dit en passant, il est bien dommage que la liste complète des danses ne figure pas dans le livret. La voici :

Prélude, Courante, Menuet, Chaconne, Sarabande, Gigue, Rigaudon, Passepied, Gavotte, Sonate, Loure, Musette, Sonate.

La courante est modérée mais allante, et noble, comme il convient, le menuet pourrait se presser un peu plus, mais la bourrée est vraiment lente pour une bourrée ! De même la gigue pourrait être plus virevoltante. La sarabande m’a paru représenter un parfait équilibre entre un tempo modéré et une volonté d’avancer ; et toute la deuxième moitié (rigaudon, passepied, gavotte en particulier) n’appelle pas vraiment de réserves — et c’est bien pour ça d’ailleurs que je me suis permis d’en exprimer à propos des danses précédentes : sans elle, nous tenions là une version de référence des Caractères de la danse. Telle quelle, la version proposée n’en reste pas moins excellente, en particulier, une fois de plus, par le soin apporté à la caractérisation, qui apparaît pleinement dans la sarabande et la musette.


Les Caractères de la danse.

Hormis, donc, ces modestes réserves, voilà un disque qui tient ses promesses en proposant un répertoire majoritairement inédit, une musique de grande qualité — dont une chaconne d’anthologie et une version très réussie du Tombeau de monsieur de Lully —, un disque qui séduit à chaque instant par la qualité plastique de ses sonorités (timbres, articulations, équilibres) et par son souci de la variété (et de la variation) des caractères, un disque qui convainc par son parti pris — la version chambriste — soigné, crédible, et assumé avec brio, bref, un disque bien fait et bien pensé qui, à n’en pas douter, est une référence à posséder afin de revenir à loisir en goûter les charmes.

Voilà donc qui vient combler un manque aussi bien qu’exciter les curiosités, et c’est à l’honneur d’Ambronay que de réhausser sa collection Jeunes ensembles en y accueillant cette petite pépite — d’ailleurs je dois dire que je ne déteste pas les petits personnages qui ornent la pochette, même si je n’ai pas bien compris leur rapport avec le contenu du disque —, aussi bien qu’il est à l’honneur des Surprises que de s’attacher à un répertoire injustement méconnu (voire méprisé) plutôt que de se précipiter, comme bien des ensembles, pour faire de la musique italienne. Souhaitons que l’ensemble puisse poursuivre son exploration et nous offrir bien vite de nouveaux joyaux.

La Caravane du Caire à l’Opéra de Versailles

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Grétry, bien que certaines de ses œuvres aient été quelque peu jouées ces dernières années, reste un compositeur relativement méconnu et généralement méprisé. Sa musique est souvent taxée au mieux de facile, au pire de niaise voire d’idiote. Mais pensons-y bien : ce jugement, ce n’est pas seulement sur sa musique qu’il est porté, mais aussi sur toute l’époque qui a aimé Grétry au point d’en faire le compositeur le plus joué dans l’Europe de son temps ! Que dire, aussi, de son absence au Théâtre national de l’Opéra-Comique alors que 2013 aurait dû célébrer le deux-centième anniversaire de sa mort ?

Plusieurs parutions discographiques, me dira-t-on, sont venus récemment, et en particulier à l’occasion des Grandes Journées versaillaises de 2009, mieux documenter sa musique, avec en particulier la parution d’Andromaque (Glossa) et de Céphale et Procris (Ricercar). C’est au tour de La Caravane du Caire de connaître les honneurs de la résurrection — une résurrection qui n’est pas tout à fait une première, puisque Marc Minkowski avait redonné vie à l’œuvre en 1991 à la tête de la Ricercar Academy (enregistrement réédité récemment).

Une chose me chagrine néanmoins. Toutes ces œuvres ont été crées à l’Académie royale de musique et relèvent du genre “grand opéra”, avec récitatifs entre les airs, chœurs, danses, etc. Or, Grétry c’est aussi, et c’est même surtout, l’opéra-comique, ce genre appelé aussi comédie à ariettes dans lequel une pièce de théâtre parlée est agrémentée, régulièrement, d’airs chantés. Là, la veine tantôt sentimentale et attendrissante, tantôt légère et malicieuse, du compositeur liégeois trouve, si l’on peut dire, son plein rendement, et les chefs-d’œuvre de Grétry sont à mon sens à chercher davantage du côté de L’Amant jaloux — la seule œuvre du genre qui ait eu l’honneur d’une intégrale historiquement informée, en DVD —, du côté de La Fausse Magie — qui a été merveilleusement recréée par Les Paladins et Jérôme Corréas avec une mise en scène très brillante de Vincent Tavernier, mais n’a pas, hélas, été captée et publiée —, du côté aussi de Zémire et Azor — car c’est bien un opéra-comique, même si des récitatifs se sont par la suite substitués aux dialogues —, sans doute aussi du Tableau parlant, et de bien d’autres ! Où sont Le Huron et Raoul Barbe-bleue ? Où sont Les Deux Avares et Aucassin et Nicolette ? Où est Le Jugement de Midas dont des extraits ont été jadis enregistrés sous la direction de Leonhardt, et qui donnent si grande envie d’entendre tout le reste (envie que la lecture de la parititon conforte) ? Ils attendent. Je citerai quelqu’un qui m’est cher :

Quand se décidera-t-on enfin à prendre au sérieux les comiques ?

Ils attendent, ai-je dit, et nous attendons aussi.


Costumes de Jean-Simon Barthélémy pour La Caravane du Cairesur Gallica

Et en attendant, voici toujours cette Caravane du Caire qui eut aussi, en son temps, un grand succès, cette Caravane du Caire dont Dauvergne, dans une lettre de 1786 (citée dans le programme versaillais), écrivait que « malgré les défauts du poème », elle est toujours « entendu[e] avec plaisir, attendu sa belle musique ». Il est vrai que le livret, signé d’un certain Étienne Morel de Chédeville, brille par sa médiocrité : l’intrigue est faible et délayée et n’intéresse à peu près pas le spectateur, les personnages n’ont aucune épaisseur, sauf, si l’on veut être indulgent, le père, Florestan, et éventuellement le Pacha (mais il faut alors être très indulgent).

L’intrigue est une de ces histoires orientales si classiques dans lesquelles un jeune premier est séparé de son aimée, laquelle charme le seigneur oriental, qui, après quelques péripéties, dont une reconnaissance, finit néanmoins par rendre sa liberté à la belle et la céder au jeune premier. Ici pourtant, l’esquisse aurait pu donner lieu à quelques caractères bien tournés, comme ce Pacha las du sérail et des femmes achetées, qui veut « une compagne et non pas des esclaves » (acte II, scène 3), ou ce père tourmenté par la disparition, puis l’inconduite — toute relative — de son fils ; ou cette sultane méprisée, Almaïde, laquelle aurait pu être un personnage tragique comme Zaïde dans la dernière entrée de L’Europe galante.

La musique s’avère, fort heureusement, plus intéressante, mais ne s’élève pas au niveau de celle d’Andromaque ou même des grands moments de Céphale et Procris ; j’ai toujours l’impression que Grétry a fait là un compromis entre le sérieux et le léger, et que du coup le résultat est un peu trop policé. L’acte II est néanmoins très amusant, avec en particulier le rôle de Tamorin, l’intendant du Pacha qui veut faire acheter des belles à son maître parce qu’il percevra, on le comprend, une commission sur la vente, puis les esclaves qui pavannent pour se faire acheter, l’une, française, chantant au son de la harpe « Nous sommes nés pour l’esclavage, nul n’est libre dans l’univers », l’autre, italienne, se voyant confié un remarquable pastiche d’air italien sur un texte de Métastase, et la troisième, allemande, accompagnée du chœur, chantant une musique « gothique », qui n’est pas non plus sans évoquer les chorals. Tout cela est fort joli, mais peine néanmoins à dépasser le décoratif et à donner une réelle saveur aux situations dramatiques. Il n’en va pas de même du finale du dernier acte, où le père reconnaît son fils, regrette qu’il ait essayé d’enlever une femme au Pacha, le tout terminé par le lieto fine de rigueur ; là, le chœur en particulier, très présent, parvient à emporter un peu l’auditeur, et fait que l’œuvre se termine, tout de même, sur un beau moment de musique. De même, la fin du premier acte, qui fait la part belle au chœur et aux ensemble, s’avère séduisante.


Guy van Waas

Cette Caravane du Caire, malgré ce que je considère comme ses faiblesses, a été très bien défendue à l’Opéra de Versailles. D’abord, par un orchestre des Agrémens soigneusement dirigé par Guy van Waas, très en forme, qui a su à la fois ne pas prendre le pas sur les chanteurs, mais en même temps être là, sonore, varié, coloré. La direction est souple et énergique, et les affinités du chef avec la musique de Grétry ne font aucun doute.

Une belle brochette de solistes donnait vie à la musique. Sans citer tout le monde, j’ai remarqué la basse sonore et pleine de Julien Véronèse, un Pacha triste mais autoritaire, puissant, doté d’une véritable présence aussi bien musicale que scénique. À ses côtés, Reinoud van Mechelen campait un Tamorin malicieux et piquant qui s’est joué des pirouettes vocales de son rôle. Alain Buet, en marchand d’esclave, a été très plaisant et a su agrémenter son rôle de jeux de scène très bienvenus. Les jeunes premiers, Katia Velletaz et Cyrille Dubois, m’ont moins convaincu, mais leurs rôles sont si fades qu’il aurait été difficile qu’il en soit autrement. Tassis Christoyannis (Florestan, le père) était idéal de retenue, de noblesse et de beauté du chant. Mention spéciale pour les deux esclaves française et italienne : Caroline Weynants a été aussi charmante et enchanteresse que possible, et c’est toujours un véritable bonheur que de l’entendre ; Chantal Santon a chanté l’air italien avec brio et n’a pas hésité à lui donner une vie scénique très appréciée, en faisant du coup l’un des plus beaux moments de la soirée.

N’oublions pas le remarquable Chœur de chambre de Namur, qui fête justement ses vingt années d’existence. Il était déjà là dans la production dirigée par Marc Minkowski, et le revoici ; on regrette que l’œuvre ne le sollicite pas davantage, tant ses interventions sont remarquables de beauté sonore comme de justesse musicale.

En somme, voici une œuvre bien défendue, dans un cadre enchanteur, et tout cela fait passer un bien agréable moment. Souhaitons que maintenant, la part comique de l’œuvre de Grétry trouve à son tour sa place dans les programmations et dans les discographies.

***

La Caravane du Caire de Grétry
22 octobre 2013, Opéra royal de Versailles.

Katia Velletaz, Zélime
Chantal Santon, une Esclave italienne
Caroline Weynants, une Esclave française
Jennifer Borghi, Almaïde
Cyrille Dubois, Saint-Phar
Reinoud van Mechelen, Tamorin
Julien Véronèse, le Pacha
Tassis Christoyannis, Florestan
Alain Buet, Husca
Julie Calbète, une Esclave allemande
Philippe Favette, Osmin
Anicet Castel, Furville

Choeur de Chambre de Namur
Les Agrémens
Guy Van Waas, direction

À titre d’illustration de quelques qualités de la musique de Grétry, je propose ici trois extraits qui ne sont pas de La Caravane du Caire, mais d’opéras-comiques.


Ouverture du Huron.


Air de L’Amant jaloux


Final de l’acte I du Jugement de Midas

Quelques disques pour finir l’an

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En décembre, c’est bien connu, on fait des palmarès et des rétrospectives des publications de l’année.

En cliquant sur les pochettes des disques, vous serez renvoyés, non pas du blog, mais à une éventuelle chronique consacrée au disque, qui contient un extrait. Certains disques n’ont pas été chroniqués à L’Audience du Temps (ou pas encore), mais je n’ai pas jugé que ce fût une raison suffisante pour ne pas les faire figurer ici.

Trois qu’il ne faut pas râter

Le disque qui s’est, peut-être, le plus fait remarquer, est certainement le nouvel opus de l’ensemble Correspondances. Consacré à Marc-Antoine Charpentier, il propose une version de référence de deux œuvres d’une grande beauté : le Miserere H. 193 et les Litanies à la Vierge H. 83. Avec une véritable information historique sur les œuvres autant qu’une connaissance profonde de la musique, Sébastien Daucé et son ensemble nous donnent de ces œuvres une vision lumineuse. On ne reste pas insensible à la beauté des timbres, à la clarté des articulations et globalement du phrasé, à la noble sobriété, au souffle de la ligne d’ensemble qui animent cette lecture.

Voilà un disque qui n’a pas été très bien reçu par la critique française — et je ne dirai pas qu’on se demande pourquoi, puisqu’on le sait très bien : il s’écarte nettement des sentiers battus. Plutôt que de proposer une interprétation dans la lignée des Deller et autres, La Rêveuse et Jeffrey Thompson ont lu avec attention les textes des songs et jeté un coup d’œil du côté de l’histoire britannique ; ils ont trouvé beaucoup de violence et des images fortes ; d’où un chant souvent excessif, et véritablement baroque, aux contrastes puissants, comme une forme d’expressivité brute. La critique française n’aime pas cela — tant pis pour elle ! Voilà qui nous invite à réfléchir sur une certaine standardisation de l’interprétation de la musique ancienne. C’est un disque très attachant. Les moins audacieux se hâteront de se procurer le consacré à Buxtehude et Reincken par le même ensemble, disque épuisé mais qui se trouve encore çà et là, et qui ravit tout autant que son petit frère.

Je n’ai pas pris le temps encore de rendre justice au bel enregistrement du Nabucco de Falvetti par la Capella Mediterranea, mais il fait clairement partie des évènements de l’année discographique. Si certains ont fait la fine bouche en trouvant l’œuvre « moins bonne » que le Diluvio universale du même compositeur, je ne partage absolument pas leur avis. Au contraire, les deux œuvres sont assez différentes, et j’ai une certaine tendresse pour ce Nabucco moins spectaculaire, mais dont bien des pages sont superbes, à commencer par l’introduction peignant le fleuve Euphrate. Les trios des enfants de la fournaise méritent également toute l’attention de l’auditeur, et que dire de l’air «Tra le vampe» chanté par Caroline Weynants ! Leonardo García Alarcón a su tirer un excellent parti de la partition, et l’on ne saurait réduire — j’en reparlerai — son travail de maître à l’ajout de percussions et d’instruments à vents “orientaux”. Je suis frappé par les équilibres qui règnent partout dans cette lecture : équilibre des parties de l’œuvre, équilibre de la polyphonie, des instruments et des voix, équilibre des tempos… On aurait tort de s’arrêter à la séduction première qui se dégage de cet enregistrement, car au-delà de cette brillante surface (et je ne nie pas l’importance de la surface), une profondeur captivante.

Deux autres

Ce n’est pas tout à fait un « deuxième choix », mais ce sont plutôt des disques excellents qui souffrent de quelques défauts.

Ce n’est pas tous les jours que l’on enregistre une intégrale d’un opéra de Rameau, et encore moins d’une œuvre peu connue. Pour cette raison, d’abord, Les Surprises de l’amour par Les Nouveaux Caractères méritent que l’on s’y arrête. La partition est foisonnante, l’écriture riche et terriblement inventive. Certes, le livret est assez inintéressant… Certaines voix ne m’ont pas plu, d’autres, au contraire, ont opéré une grande séduction. L’orchestre est le grand vainqueur : tous les pupitres sont superbes, avec une belle palette de couleurs et de nuances, un sens affiné de la dynamique jamais tapageuse, et un continuo exceptionnel. Le tout sous la direction souple et savante de Sébastien d’Hérin. En 2014, Rameau aura quitté ce monde depuis 250 ans ; c’est assurément l’occasion d’y jeter une oreille plus attentive ! Trois extraits sur le site de Glossa, dont un de mes airs préférés, « O Diane », excellemment chanté

Un disque qui a été très attendu, mais qui a été un peu gâché par une prise de son discutable et un léger flottement au départ d’un des mouvements. Il n’empêche, à la tête de son Orchestra of the Eighteenth Century, Frans Brüggen livre une belle version de la symphonie “Italienne”, et, véritable splendeur surtout, une “Écossaise” des plus émouvantes. Si vous aimez Mendelssohn, c’est certainement un disque auquel il faut jeter une oreille.

Et deux qui ne sont pas nouveaux

Je viens aussi à mettre en avant des disques qui ne sont pas des nouveautés — tout simplement parce qu’un disque ne cesse pas d’exister quelques mois après sa parution, et il est bon que l’on y revienne.

L’année 2014 marquera le tricentenaire de la naissance de Carl Philipp Emanuel Bach. L’occasion, peut-être, de revenir à cette version essentielle des sonates pour viole de gambe du maître de l’Empfindsamkeit, dans la version qui, sans doute, leur rend le plus justice. Parce que Vittorio Ghielmi se joue de toutes les difficultés et domine les trois partitions avec un aplomb technique et une compréhension musicale sans faille, et parce que son frère Lorenzo Ghielmi est le partenaire idéal, qui ne se content pas d’accompagner dans l’ombre mais tient réellement sa partie — et à côté du prince des violistes, il faut pouvoir ! —, enfin parce qu’il y a ce merveilleux pianoforte de Silbermann — dont, rappelons-le, J. S. Bach a été l’un des premiers critiques, et a eu à la fin de sa vie un exemplaire chez lui —, pour toutes ces raisons, la version de Ghielmi et Ghielmi est essentiel et détrône sans la moindre hésitation les autres réalisations, plus ou moins récentes, de ces sonates.

Cette année, j’ai découvert Boccherini — ou plutôt, j’ai découvert ce qu’il y avait de bon en lui, car j’en avais été un peu dégoûté par un disque de trios un peu fades. Je craignais de m’ennuyer un peu avec ces Sonates pour clavecin avec violon obligé, et au début, je me suis demandé dans quoi je m’embarquais… Mais Emilio Moreno et Jacques Ogg sont de fins musiciens. Il faut un peu de temps pour s’habituer à l’équilibre subtil qui se crée entre les deux instruments, et à la parfaite sobriété de leur interprétation, qui se révèle en fait expressive, mais sans effets de manche. Une des sonates peut être écoutée ici.

Et encore plus !

Bien sûr, il faudrait en relever encore bien d’autres ! Le temps me manque… Alors je vous propose d’en retrouver quelques-uns ici, simplement sous forme d’image. Il y a des nouveautés de l’année, des choses plus anciennes… En tout cas, que de l’exceptionnel.

2014, et puis après

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Après les palmarès viennent les vœux. Les miens seront fort longs, car, après un aperçu des anniversaires que nous allons célébrer, j’en profite pour rebondir sur quelques polémiques qui font rage en ces moments… Comme lu ailleurs en préparant cet article : « Si vous n’avez pas envie de lire, ne lisez pas. Chacun ses nourritures de l’esprit. » Et si vous avez envie, il peut être bon de se préparer un petit thé (ou du café, si vous avez peur de vous endormir), voire quelques sucreries (bientôt, vous aurez droit à des recettes ici même) pour accompagner la lecture.

Je ne m’étendrai pas sur ce qu’a été 2013 pour L’Audience ; il y a eu des hauts, il y a eu des bas ; il serait téméraire d’affirmer que son projet est désormais fixé, mais il l’est un peu plus. J’ai eu quelques sévères déconvenues, et je dois bien dire que j’ai souvent envie de tout bazarder par-dessus le bord ! Depuis l’installation sur Over Blog, je me promets de réécrire le texte de présentation — tant et si bien d’ailleurs que j’ai fini par le faire disparaître. Mais il faut croire que le temps n’est pas encore venu. Un fait est certain : il ne faut pas s’attendre à une régularité de publication métronomique ; les choses viennent au gré de l‘inspiration. C’est la condition à laquelle je peux espérer fournir un travail d’une qualité correcte : ne pas trop me contraindre. L’heure, donc, n’est ni au bilan de L’Audience, ni à ses perspectives, mais à des considérations plus générales.

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Comme cela a été dit déjà partout — dont ici même d’ailleurs —, 2014 sera marqué par une importante célébration : le deux-cent-cinquantième anniversaire de sa mort est l’occasion de rendre enfin hommage à Jean-Philippe Rameau, assurément l’un des plus grands compositeurs français, dont la richesse d’écriture le rend comparable au sacro-saint Bach (le père, bien sûr). Le nom de Rameau est connu, mais hormis quelques tubes, son œuvre reste en grande partie dans l’ombre, et la discographie peut même s’avérer assez cruelle. Ceux qui dénoncent l’opéramanie de notre temps sont bien forcés de constater que, tout compositeur d’opéra qu’il soit, Rameau est infiniment moins bien servi que Bach, ou, à une toute autre échelle, que Couperin.


Rameau : Ouverture du Temple de la Gloire • Jeanne Lamon, Tafelmusik Baroque Orchestra

Rameau est un de mes compositeurs préférés. Je ne cesse de m’émerveiller de ses trouvailles, et aussi de la variété de son œuvre. J’espère que 2014 et ses suites permettront de mesurer l’évolution entre Hippolyte et Aricie et Les Boréades. Pour cette dernière œuvre, comme pour les (célèbres ? par leur titre, peut-être, par un des airs aussi, mais l’ensemble de l’œuvre n’est pas si bien connu) Indes galantes, aucune version strictement discographique ne peut prétendre rendre réellement justice à la musique, et c’est vers le DVD (par Christie, dans les deux cas) qu’il faut se tourner pour bien entendre. Certains opéras restent sans disque — par exemple Le Temple de la gloire et Les Fêtes de l’Hymen et de l’Amour ou les Dieux de l’Égypte —, d’autres ont été si piètrement servis que par charité il vaut mieux faire comme s’il n‘y avait pas de version discographique — Zaïs est un bon exemple, et plusieurs actes de ballet comme Les Sybarites peuvent s’y joindre —, et il y a tous ceux, nombreux, qui existent, mais auxquels la discographie n’a pas pleinement rendu justice, Castor et Pollux en tête.

Certains regretterons que l’attention ne soit pas davantage portée sur Carl Philipp Emanuel Bach, né en 1714. Je n’en suis pas, et pour plusieurs raisons ; j’en citerai deux principalement. D’abord, il est bien mieux servi au disque que Rameau : les parutions sont à la fois plus nombreuses et de meilleure qualité. Et par ailleurs, Carl Philipp sera sans doute célébré outre-Rhin ; pour une fois que la France prend à cœur de se souvenir qu’un héritage musical de haut niveau lui a été laissé, je n’aime pas qu’on vienne le lui reprocher. Il est grand temps qu’un Rameau trouve sa place dans le patrimoine musical — et il n’est pas le seul.

Qu’on ne se méprenne pas ! J’aime beaucoup Carl Philipp. Et quand je dis que la discographie n’est pas aussi ingrate avec lui qu’avec Rameau, c’est en m’en réjouissant. Je ne désespère pas que 2014 le voie trouver une petite place dans les programmations de musique de chambre — et je ne désespère pas non plus d’œuvrer en ce sens à titre personnel.

Pour Rameau comme pour Carl Philipp (je n’aime pas qu’on dise « cé pé euh bac », d’ailleurs on ne dit pas « ji ess »), je vous proposerai assez rapidement une sélection de disques qui me semblent à connaître.

En 1714 est né aussi un compositeur que je n’aime pas beaucoup, et qui est joué et rejoué à travers le monde, en français et en italien, c’est Gluck. Hé bien je souhaite que comme Gluck a éclipsé, bien injustement, Rameau, juste retour des choses, Rameau éclipse Gluck. Désolé pour Berlioz.

Et puis, il y en a d’autres, plus anecdotiques : 2 février, Homilius, 30 août, Johann Georg Benda (moins connu que Franz, certes), 10 septembre, Jommelli ; Leclair est lui aussi mort (on ne sait toujours pas bien pourquoi) en 1764, de même que Locatelli et Mattheson. Remontons un peu en arrière : le 29 février 1614, c’est Jean-Baptiste Boësset qui venait au monde ; et la même année, Franz Tunder (mais on ne sait pas quel jour).

Et puis, 11 juin 1864 : naissance de Richard Strauss. Lui aussi, j’en reparlerai. Qu’on aime ou pas, on ne peut que saluer chez lui une qualité qui manquait profondément à Rameau : le discernement quant au choix des livrets. Pensez donc : Oscar Wilde ! Hugo von Hofmannsthal ! Stefan Zweig ! C’est tout de même autre chose que Cahusac, La Bruère et Gentil-Bernard.

Enfin, un évènement qui n’est qu’une petite chose, d’un rien, même : je reviens en mon siècle, et je remarque que le 14 août 1714 fut créée une œuvre lyrique qui en son temps obtint un succès immense, Les Fêtes de Thalie de Jean-Joseph Mouret sur un livret de Joseph de La Font. Généralement, on ne se soucie plus guère de Mouret aujourd’hui, mais justement, il est l’une de mes préoccupations majeures, et je vous en reparlerai ; qu’il me soit donc permis dès aujourd’hui de le saluer.

Puisque nous parlons d’avenir, voyons plus loin. Autre débat, qui concerne un avenir plus large, peut-être plus lointain, et qui nous est souvent dépeint comme sombre.

La mode, ces temps-ci, est à conspuer certains sites marchands, au premier rang desquels Amazon, et de leur imputer la responsabilité de la disparation de bien des disquaires, dont la fermeture de la majorité des boutiques Harmonia Mundi en France est un avatar. Ce qui manque dans ces débats — auxquels j’ai moi-même participé sur tel ou tel réseau social, lors de tel ou tel échange personnel —, ce n’est pas seulement le point de vue de l’utilisateur en qui certains ne voient qu’un client ou un consommateur… Je n’y reviens pas ici, même si je persiste à clamer que la soif d’entendre le plus de choses possibles est légitime, et que le possible est aussi une question de tarif. On sait que les temps sont durs, on sait aussi que les mesures essentielles, celle du prix unique sur le disque et de la TVA basse, comme pour le livre, n’ont pas été et ne seront sans doute pas prises. Mais tout cela, je l’ai déjà dit ailleurs, et c’est voir encore assez près du bout de nos nez.

Ce qui manque à ces débats, c’est aussi et surtout une vue à un peu plus long terme, et une réflexion sur l’avenir du disque et ses alternatives. Car s’il est fréquent de lire que le disque se meurt, on a l’impression que ça veut dire que la musique elle-même en mourra, et que rien n’est possible sans le disque — on se demanderait comment on a fait avant le disque, tenez. Or, si le disque, ne disons pas se meurt d’ailleurs, disons s’arrête, hé bien la musique ne s’arrêterait sans doute pas pour autant, et l’enregistrement non plus.

Enfin, pour débattre correctement, il faudrait cesser de diaboliser et d’idéologiser. Récemment, un rapport sur la vente à distance de livres a été déposé et analysé au Sénat. On y apprend, par exemple, que 18 % des ventes de livres s’effectuent dans les grandes surfaces généralisées, contre seulement 15 % pour le e-commerce, et 24 % dans les librairies indépendantes (hors grandes surfaces spécialisées, du type Fnac). Comme l’a noté une blogueuse, « ce rapport contient tous les éléments de réponse mais est tellement orienté idéologiquemt qu’il n'en voit aucune. » C’est malheureusement bien souvent le cas des débats sur la vente en ligne et sur le numérique…

À cet égard, je souhaite renvoyer à cet article sur l’édition numérique, plein de bon sens, qui m’a fourni sur plusieurs points la base de nouvelles réflexions.

Dans les paragraphes qui suivent, je serai souvent amené à prendre, je n’ose pas dire mon exemple car je ne suis pas exemplaire, mais disons que je vais m’utiliser à titre d’illustration (quoique je ne sois pas illustre non plus). Cela me paraît plus prudent que de parler d’un cas général qui n’existe pas — il n’y a que des cas particuliers. Après tout, on parle mieux de ce que l’on connaît, n’est-ce pas ? Aussi est-il peut-être utile que je précise, pour ceux qui ne le sauraient pas, que là où je vis, il n’y a plus de disquaire de musique “classique”, puisque la boutique Harmonia Mundi a été fermée en 2013. À la Fnac, le vendeur qui était responsable du rayon “classique” a vu ses fonctions se diversifier, et la distribution commence — je dis bien commence car jusque-là les choses fonctionnaient plutôt bien — à accuser de sérieux problèmes. Or donc, les disquaires, ici…

***

On nous peint le recours aux supports dématérialisés comme une espèce de mal absolu — je ne dis pas un péché, mais je l’ai tout de même pensé. Pour bien des raisons, d’ailleurs. Qu’il me soit permis d’en regarder quelques-unes.

En premier lieu, voici bien des années qu’on nous annonce la mort du disque. Un grand assaillant : internet, sous deux formes. D’une part, les ventes en ligne, d’autre part, le numérique. À propos des ventes en ligne, on lit dans la section « Examen en commission » du rapport déjà cité sur le livre, ceci :

Les achats sur Amazon sont-ils le fait de nouveaux lecteurs ? Peut-être Amazon soutient-il la vente des livres. Peut-on lui reprocher sa performance ? Je crains que notre combat s’apparente à celui que nous avons eu avec La Poste, à tenter de sauver le courrier concurrencé par les courriels.

Peut-on sérieusement reprocher à Amazon de donner accès à des gens aux livres et/ou aux disques ? Et, plus important encore : les achats effectués sur Amazon l’auraient-ils été chez un libraire ou un disquaire ? Dans le cas des livres, l’unité de prix peut faire pencher la balancer pour le “oui” ; mais dans le cas des disques, plusieurs euros de différence rendent les choix moins tranchés — et ce, malgré les défauts d’Amazon, sur lesquels il n’est pas besoin de revenir. De cela, néanmoins, il ressort un point : on ne peut pas analyser comme un seul fait le disque et le disquaire, même si les deux sont liés.

En ce qui concerne le numérique, la même question se pose : les achats faits de musique numérique auraient-ils été faits en disque s’il n’y avait pas eu le numérique ? On peut désormais acheter en numérique des rééditions, voire des éditions exclusivement numériques qu’il n’aurait pas été possible de se procurer matériellement. Sans parler des achats isolés d’une ou deux pistes, ou des gens qui font le choix du numérique pour le numérique, parce qu’ils le préfèrent au disque galette (ça doit bien exister, ces gens-là).

Prenons un autre exemple, bien moins polémique, mais très révélateur de certaines attitudes : les appareils qui permettent d’écouter de la musique hors de chez soi. Comme ils sont décriés ! Et sur un postulat simple : la musique est faite pour être écoutée au calme, chez soi, en y étant entièrement voué. C’est une vision bien récente de la musique, cela… et d’ailleurs un peu fabriquée par le disque : on ne tolère plus le moindre bruit dans les salles de concert, aujourd’hui. Je ne dis pas que la situation des maisons d’opéra il y a deux siècles ait été préférable — il y régnait souvent un tapage assez infernal, d’après divers témoin —, mais il faudrait peut-être rester conscient qu’écouter religieusement n’est qu’une des possibilités, une des façons de faire. Pourquoi faudrait-il se couper du monde pour écouter de la musique ? Le disque incite à cela, et a grandement conditionné notre manière d’écouter. Un artiste me disait justement que désormais, on ne faisait plus des disques qui ressemblaient aux concerts : on cherchait à faire des concerts qui ressemblent aux disque.

On dit souvent aussi que, justement, ces appareils coupent leurs utilisateurs casqués du monde qui les entoure. Je suis donc censé, quand je prends le tram ou le train, attendre et ne rien faire plutôt que d’écouter de la musique ? J’irai même plus loin : quand j’écoute de la musique, je suis davantage disponible que quand je lis — parce que si mes oreilles sont fermées, mes yeux restent libres, tandis que quand je lis, je tâche de ne pas entendre ce qui se passe autour de moi, et mes yeux sont dans le bouquin. Je me souviens que quelqu’un m’a un jour dit : quand je lis dans le tram (ou le métro), les gens viennent me parler, ils croient que je m’ennuie !

Ceci pour les appareils de musique à emporter. Et quant à chez soi, étant établi, quoi qu’en disent certains grincheux de mauvaise foi, que l’on peut obtenir en numérique une qualité équivalente à celle du disque, voire supérieure (voir par exemple ce que propose Qobuz), que l’on écoute à partir d’un fichier numérique ou de son équivalent sur un disque peut tout à fait ne rien changer. Il en va de même, d’ailleurs, concernant le livre numérique. Comme rappelé dans l’article cité plus haut :

Le livre numérique ne doit pas être considéré un sous-livre sous prétexte que c’est un fichier. La très grande majorité des livres papier est produite depuis un fichier (les autres sont des livres d’artistes par exemple). Que les textes soient imprimés par la suite n’enlève rien à la valeur des mots.

Il en va de même des enregistrements : cela passe par des fichiers. Que les fichiers soient gravés sur un disque n’en augmente ni diminue pas la valeur.

Bien sûr, on connaît les arguments : j’aime avoir l’objet, et il y a le livret, etc. Parlons-en sérieusement. Est-ce si important ? Qu’est-ce qui compte le plus : l’objet, ou la musique qui en émane ? Est-ce une raison suffisante, l’objet, pour assurer une suprématie au disque telle que ce qui n’est pas enregistrement disque n’existe, pour bien des gens, pas ?

Et puis, on n’en parle jamais, mais le numérique a aussi ses avantages. D’abord, il ne supprime pas la possibilité des livrets, bien au contraire : ils ne sont plus contraints par le nombre de page. Comme il est agréable, parfois, de pouvoir les afficher en grand sur son ordi, comme le confort de lecture est, non pas plus grand, mais autre ! D’ailleurs, certains disques, comme la réédition des sonates pour piano de Schubert par Badura-Skoda chez Arcana, sont livrés avec un renvoi à internet pour la consultation du livret. Autre avantage, considérable vu les prix de l’immobilier : le gain de place. Je regarde chez moi (c’est petit), il y a des disques partout, je ne sais plus où les mettre ! Sans parler des valises…

Car malgré ces discours, je ne suis pas, dans mes actes, un partisan du tout numérique. J’achète énormément de disques, c’est, après mon loyer — oui je raconte un peu ma vie aussi —, mon poste de dépenses le plus important — et en particulier parce que pour l’instant la différence de prix n’est pas énorme, et parce que ce qui est vendu en numérique, en réalité, ce sont des disques, c’est-à-dire que c’est conforme au modèle du disque. Mais il faut cesser de sanctifier le disque, et de diaboliser ce qui n’est pas le disque. Car un moment viendra où autre chose prendra sa place — peut-être pas en le reléguant aux oubliettes, ce qui est arrivé aux cassettes audio, mais en devenant le support privilégié. Ce quelque chose, nous ne savons pas encore précisément ce que c’est ni comment il fonctionnera économiquement.

Bien sûr, pour qu’il y ait de la musique, il faut des musiciens, il faut donc bien qu’ils aient les moyens de faire de la musique et de la diffuser, rôle des labels, des distributeurs et des marchands. Il est certain qu’il faudra trouver des solutions pour que ça puisse fonctionner. Ce n’est pas parce que nous ne les avons pas encore qu’il n’y en a pas et qu’il n’y en aura jamais ; ce n’est pas parce que nous ne l’avons pas inventée qu’il n’y a pas d’alternative au disque financièrement fonctionnelle. Et rappelons-nous qu’il y a un peu plus d’un siècle, pour transmettre de la musique (et pour la vendre), on ne passait que par le papier, et les enregistrements n’existaient pas.

Et puis, c’était Noël il n’y a pas si longtemps, offrons-nous un peu de rêve — une fois n’est pas coutume, et dans ce domaine, chez moi moins qu’ailleurs encore : et si la disparition, à terme, du disque, et du livre papier (je me répète, mais j’attends de voir !) ouvrait la porte à un monde culturel un peu moins financier, un peu moins réservé à ceux qui ont les moyens (ou qui les y mettent) ? À ce propos, je pense aux autres mondes musicaux : il y en a certains qui sont bien davantage touchés par le numérique (et en particulier par le téléchargement illégal, ou simplement l’écoute systématique en streaming), et qui pourtant s’en sortent. (Qu’on ne me dise pas que ça marche parce que ça concerne davantage de monde : les coûts sont aussi plus élevés.) Comment font-ils ? Ce n’est pas une question rhétorique.

Il y a tout intérêt à regarder ce qui se passe en-dehors de la « niche » classique. Certains domaines musicaux rejettent déjà la publication discographique et trouvent d’autres moyens de se faire connaître, d’enregistrer et de rentabiliser leurs enregistrements. Je serais bien en peine de bien en parler, ne les connaissant pas, mais il y a certains milieux musicaux très dynamiques, très vivaces qui pour qui le numérique et internet sont un tremplin plutôt qu’un obstacle, y compris en terme de rentabilité. Je regrette bien, maintenant, de ne pas avoir interrogé davantage les gens qui m’en ont un peu — trop peu — parlé.

À l’heure où les plates-formes de financement participatif sont de plus en plus utilisées, il n’est guère difficile d’imaginer qu’elles puissent servir à lancer des enregistrements, qui seraient ensuite distribués sans disque. C’est une idée en l’air… Même si moi-même en réfléchissant dix minutes, je suis capable d’en avoir, imaginez ce que ce serait avec un peu plus de bonne volonté de la part de tout le monde. Je pense aussi à tous ces enregistrements de concerts radiodiffusés : une infime partie est publiée, mais la plupart tombent dans l’oubli. N’y aurait-il pas moyen d’en faire quelque chose ? Sans parler de tous ces disques épuisés qui ne sont pas réédités…

Je ne dis pas, encore une fois, que je sois pour le tout numérique, du moins pas pour l’instant. Je suis pour les transitions, pas pour les brutalités. Je ne dis pas que je sois contre. Je ne sais pas. Mais il est certain que les choses changent. À quoi sert-il de s’accrocher aux habitudes ? Si les baroqueux pionniers avaient fait de même, où en serions-nous aujourd’hui ? (Il y aurait beaucoup à dire aussi sur l’académisme et le poids des habitudes interprétatives qui ont envahi le domaine de l’interprétation historiquement informé, mais je ne vais pas le faire ici, parce que’honnêtement, ni vous ni moi ne souhaitons que ce billet déjà fort long vienne rivaliser en épaisseur avec la partition d’orchestre de Rosenkavalier.)


Tchaïkovski : extrait d’Eugène Onéguine, acte I • Bolshoï, dir. Boris Khaïkine, 1955.

Il y a tout intérêt à renouveler un peu notre regard et à ne pas penser les choses uniquement dans les termes auxquels nous sommes habitués.

Dans son roman Eugène Onéguine (chant 2, strophe 31), Pouchkine a écrit ces vers (qui se sont retrouvés au début de l’opéra de Tchaïkovski) :

Привычка свыше нам дана,
Замена счастию она.

L’habitude nous est donnée d’en-haut,
elle se substitue au bonheur.

Le risque, c’est, en voyant ses habitudes bousculées, que cet ersatz de bonheur s’effrite. Alors que faire ? Fermer les yeux, se boucher les oreilles, et crier pour être sûr qu’aucun des changements ne nous parvienne ?

Je vous souhaite donc une année 2014 surprenante et curieuse, riche en nouveautés et en rééditions tant attendues, une année qui bouscule un peu les habitudes et sache, petit à petit, nous faire avancer et nous amener, un peu, pas complètement, ailleurs ; je vous souhaite du courage pour affronter, de l’entrain pour profiter, de l’estime pour les artistes ; je vous souhaite un amour renouvelé des belles et des bonnes choses, parce qu’elles le rendent plus que bien !


Rameau : quatuor des Indes galantes • Julie Fuchs, Caroline Weynants, Paul Agnew, Marc Mauillon,
Les Agréments, Leonardo García Alarcón
(enregistrement radio en concert à Bruxelles)

La Folle Journée de Nantes à l’heure américaine (1)

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La Folle Journée de Nantes fait partie de ces évènements musicaux qui ont le don de susciter les réactions. Certains, dont je ne suis pas, s’agacent d’y voir une espèce de supermarché musical ; d’autres s’enthousiasment de la popularité du festival. Il y a quelque chose de grisant à aller ainsi de concert en concert, à passer d’un terrain connu à une découverte, à “enchaîner” les belles choses…


Leonard Bernstein : Danses symphoniques de West Side Story,
par Bernstein dirigeant le Los Angeles Philharmonic, accessible sur archive.org

Il y a quelques années que nous étions plusieurs à souhaiter que René Martin parie sur la fidélité et la confiance du public et envoie son festival s’aventurer sur des terrains musicaux peu fréquenté. C’est désormais chose faite avec cette vingtième édition consacrée à la musique américaine au XXe siècle ; double pari, puisque d’une part la musique américaine est mal connue, et d’autre part la musique contemporaine effraie beaucoup. Pari réussi cependant, si l’on en juge d’abord par les chiffres, avec un taux de remplissage des concerts de 97 % (l’édition la plus réussie de ce point de vue depuis Chopin), 144 468 billets délivrés (sur 150 000 disponibles) ; si l’on en juge aussi par les commentaires que l’on entendait au sortir des salles, de spectateurs contents de leurs découvertes — quelqu’un m’a dit : « je croyais que j’allais ne rien aimer » et a été détrompé. Il est tout à fait revigorant de voir ces masses de gens se presser pour aller écouter Bernstein, Messiaen, John Cage ou Eliott Carter, et réjouissant d’entendre l’enthousiasme manifesté par le public après un concert d’œuvres pour piano de Cage, George Antheil et Henry Cowell.

L’un des atouts de la programmation était de faire de la place à des styles différents et à des genres divers, offrant ainsi un panorama varié du paysage musical des États-Unis au siècle dernier : l’avant-garde américaine (Charles Ives, John Cage, Philipp Glass) du début du siècle contrastait avec les compositeurs européens expatriés (Dvořák, Bartók, Schoenberg, Rachmaninov), à côté desquels on pouvait aussi entendre un quatuor vocal “barbershop” interpréter des pièces du Great American Songbook, plusieurs Big Bands, un peu de jazz aussi (le Thomas Enhco trio a été très remarqué), tandis enfin qu’une place était faite aussi à l’univers du musical avec le spectacle Broadway enchanté.

Difficile de tout embrasser ! Je me suis pour ma part concentré sur l’Amérique, laissant donc de côté les Européens (y compris Des canyons aux étoiles, l’œuvre de Messiaen à laquelle cette vingtième édition a emprunté son titre, qui était donnée vendredi et samedi soir). Je reviendrai en plusieurs chroniques sur cette Folle Journée américaine, en commençant aujourd’hui par vous parler d’œuvres symphoniques.


Fayçal Karoui, photo Marc Roger

La musique de Leonard Bernstein — lequel est au premier rang de l’affiche officielle de cette édition du festival — a été très présente dans le parcours que je me suis frayé, aussi bien du côté “savant” — le trio pour violon, violoncelle et cordes, la Serenade after Plato’s Symposium — que du côté musical — j’ai entendu plusieurs fois des extraits de West Side Story. Du côté de ces derniers, je dois dire que si la prestation du Sinfonia Varsovia sous la direction de Jean-Jacques Kantorow (mercredi 29 janvier à 14h, premier concert) brillait par l’impeccable technique de l’orchestre et son équilibre, la châtoyance de ses timbres et la maîtrise, c’est celle de l’Orchestre de Pau et du Pays de Béarn, dirigé par Fayçal Karoui (samedi 1er et dimanche 2 février), qui m’a le plus convaincu, en particulier par la capacité de la formation à rebondir, à exploser, à chanter, à jouer dans la souplesse, et à donner l’impression de véritablement sentir cette musique et s’amuser avec elle — ce qui n’empêche pas le sérieux, par exemple dans “Somewhere” ou dans le superbe “Finale” des Danses symphoniques de West Side Story qui sont en fait constitués d’extraits de la comédie musicale enchaînés avec brio. À l’écoute de ces grande formations, on se rappelle ce que le film — excellent au demeurant quant à l’esprit — laisse mal entrevoir : l’extraordinaire qualité de la musique de Bernstein, en particulier du point de vue de l’orchestration. C’est d’une efficacité redoutable, c’est follement évocateur — à chaque fois, le “Cha-Cha” qui succède au “Mambo” fait son effet —, bref, c’est véritablement du grand art. De plus, la brève apparition, dans ces deux concerts de l’Orchestre de Pau, d’Isabelle Georges venue chanter “I feel pretty” est aussi bienvenue — elle rappelle que tout cela est aussi fait pour être chanté — qu’elle a été plébiscité du public, qui en aurait bien aimé davantage.



Bernstein : Serenade, I. Phèdres — Pausanias.
Tai Murray, violon, Orchestre Poitou-Charentes, dir. Jean-François Heisser

Une autre œuvre de Bernstein a retenu mon attention dans la programmation, la Serenade after Plato’s Symposium, pour violon solo, orchestre à cordes, harpe et percussions — c’est un concerto pour violon, en fait — avec l’Orchestre Poitou-Charentes dirigé par Jean-François Heisser et la violoniste américaine Tai Murray. Deux œuvres complétaient le programme : une suite d’extraits de la musique de Bernard Herrmann pour Psychose d’Hitchcock, et l’Adagio de Samuel Barber (originellement mouvement central de son Premier Quatuor) ; cela s’écoute, mais il faut bien reconnaître que si ce n’est pas sans intérêt, cela m’a paru faire un peu pâle figure à côté du concerto de Bernstein, qui brille par une redoutable utilisation des moyens. Un disque reprenant le même programme a été enregistré chez Mirare ; il présente en outre trois préludes pour piano de George Gershwin et The Unanswered Question de Charles Ives. J’avoue que j’aurais préféré, à la place d’une des deux pièces du concert, entendre la pièce de Ives, d’autant que c’est le titre que Bernstein choisit lui-même pour le livre résultant de la publication de ses conférences à Harvard (traduit en français, publié par Robert Laffont, mais épuisé).

Quand il achève la Serenade, le 7 août 1954, Bernstein est connu comme chef, comme compositeur de Broadway (On the Town, Fancy Free) ; il compose la première version de Candide, la musique du film On the Waterfront… mais n’est pas encore “le compositeur de West Side Story” (1957) ; d‘après Phillip Huscher, Bernstein aurait précisé que sa Serenade est « d’après Le Banquet de Platon » pour mettre en avant le sérieux de l’œuvre. Et bien qu’elle fasse partie des œuvres non-scéniques les plus jouées de Bernstein, on ne l’entend pas si souvent.

L’Orchestre Poitou-Charentes a donné de l’œuvre une lecture remarquable par son équilibre et sa maîtrise, par sa texture souple et sa clarté. Si l’on ajoute à cela l’extraordinaire Tai Murray, à la sonorité soyeuse, au jeu élégant et raffiné, aussi incandescent que mature — et notons en particulier la capacité à faire imaginer des personnages, car chaque mouvement de la Serenade porte un nom de personnage du Banquet  Phèdre, Pausanias, Aristophane, Éryximaque, Agathon (le très beau mouvement lent), Socrate et Alcibiade — on se réjouit de réentendre cela au disque et on tient une très belle version d’une partition séduisante et assez fascinante.

Appendice :
Texte écrit par Leonard Bernstein à propos de la Serenade
le 8 août 1954, lendemain de la date à laquelle l’œuvre a été terminée

Cette sérénade ne suit pas à proprement parler un programme, même si elle a été composée suite à la relecture du charmant dialogue de Platon Le Banquet. La musique, comme le dialogue, est une série de déclarations à la gloire de l’amour, et suit la forme platonicienne en faisant se succéder les orateurs du banquet. La “parenté” des mouvements ne repose pas sur l’utilisation d’un matériau thématique commun, mais plutôt sur un système dans lequel chaque moment développe des éléments du précédent.

Au curieux d’allusions littéraires, je suggère les points de repère suivants.

I. Phèdre — Pausanias (Lento — Allegro). Phèdre ouvre le banquet avec un discours lyrique à la gloire d’Éros, le dieu de l’amour. (Fugato commencé par le violon seul.) Pausanias poursuit en décrivant la dualité amant–aimé. Ceci s’exprime dans un allegro de forme sonate classique, basé sur le matériel [thématique] du fugato d’ouverture.

II. Aristophane (Allegro). Aristophane ne joue pas le rôle du bouffon dans ce dialogue, mais plutôt celui d’un conteur relatant une mythologie féérique de l’amour.

III. Éryximaque (Presto). Le physicien parle de l’harmonie des corps comme modèle scientifique du fonctionnement des modèles amoureux. C’est un très court scherzo fugué, mélange de mystère et d’humour.

IV. Agathon (Adagio). Peut-être le discours le plus émouvant du dialogue, le panégyrique d’Agathon embrasse tous les aspects des pouvoirs de l’amour, de ses charmes et de ses fonctions. Ce mouvement est une simple chanson en trois parties.

V. Socrate — Alcibiade (Molto tenuto — Allegro molto vivace). Socrate décrit sa visite à la prophétesse Diotime, citant son discours sur la démonologie de l’amour. C’est une lente introduction de plus grand poids que tous les mouvements précédents, où est livrée une reprise très dévelopée de la section médiane du mouvement Agathon, suggérant ainsi une forme sonate cachée. La fameuse interruption par Alcibiade et ses compagnons ivres surgit par l’Allegro, qui est un rondeau qui va de l’agitation, une danse de type gigue, à une joyeuse célébration. S’il y a une pointe de jazz dans cette célébration, j’espère qu’elle ne sera pas perçue comme un anachronisme pour la musique des fêtes grecques, mais plutôt comme l’expression naturelle d’un compositeur américain imprégné de l’esprit de ces soirées éternelles.

La Rêveuse à Rezé (concert)

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Vous le savez, lecteurs : il ne faut pas croire tout ce que je dis. Par exemple, j’avais dit que je ne chroniquerais pas le concert de La Rêveuse à Rezé (à côté de Nantes), le 11 février 2014. Et m’y voilà tout de même.

Difficile cependant d’en bien parler moi-même sans me répéter : il y a exactement un an aujourd’hui, j’inaugurais L’Audience du Temps avec un billet sur le disque consacré à Henry Lawes. Difficile de ne pas reprendre, en la circonstance, ce que j’y écrivais, car une bonne moitié du programme reprenait des pièces du disque — le live en plus. Car si la version CD est très vivante, quand on a Jeffrey Thompson, Florence Bolton, Benjamin Perrot et Bertrand Cuiller devant soi, cela prend encore davantage de sens.

Pour cependant apporter un éclairage un peu nouveau, j’ai choisi de donner la plume à trois personnes, fort différentes, qui étaient au concert et qui ont bien voulu m’exprimer leur avis. Je les en remercie.

La parole est d’abord à Geoffroy de Longuemar :

Dans cette petite chapelle Saint-André de Rezé, que j’ai eu tant de mal à trouver au milieu d’un lotissement où elle fut construite dans les années soixante-dix ou quatre-vingts, à l’acoustique parfaitement adaptée à ce répertoire, j’ai goûté, et avec quel plaisir, les grandes qualités de Florence Bolton, Benjamin Perrot et Bertrand Cuiller, notamment dans les pièces instrumentales de Norcombe, Playford et Finger (une merveilleuse Division en sol mineur).

J’avais beaucoup apprécié Jeffrey Thompson dans les oratorios de Brossard, et dans Leandro aussi, et j’ai été surpris toute la soirée par son parti pris de jouer toutes les pièces de Lawes, d’accentuer à ce point l’élément théâtral, de jouer le texte presque plus que la musique et pour le dire en un mot, d’en faire autant, et de cabotiner à ce point… Cela correspond-il à la façon de chanter au XVIIe siècle ? Peut-être (j’ai quelques doutes). Je trouve qu’aujourd’hui ce caractère complètement rococo, toutes ces mimiques et contorsions n’ajoutent rien - elles viennent au contraire nous distraire voire nous agacer et surtout compliquer l’expression au détriment d'une ligne musicale que je peinais à entendre…

Je me permets, cher Geoffroy, de te répondre un peu sur ces derniers points. Quand on connaît la force des textes, les images violentes qui les habitent — et je regrette que le public de Rezé ne les ai pas eus entre les mains, ces textes —, on n’est guère surpris de l’expressionnisme de Jeffrey Thompson. Les doutes que tu exprimes, avec une modération qui t’honore (« peut-être »), me semblent venir d’un mot que tu donnes aussi : « aujourd’hui ». Nous arrivons dans cet univers de Henry Lawes avec les habitudes et les attentes d’aujourd’hui, façonnées par un demi-siècle de tradition du renouveau de la musique ancienne — car il y a bien une tradition. Jeffrey Thompson et La Rêveuse se sont affranchis, pour ce programme, de cette tradition. De plus, contrairement à René Jacobs — pour qui par ailleurs je professe une grande admiration —, je ne crois pas qu’il y ait deux techniques de chant, la bonne et la mauvaise, surtout pour la musique baroque. Il n’y a pas encore si longtemps, il y avait réellement des écoles nationales du chant, et ce phénomène devait être encore plus présent au XVIIe siècle. Bacilly, aussi, signale qu’on ne chante pas pareil pour soi, dans la semi-intimité, ou sur scène. Peut-être as-tu été frappé, comme moi, de la différence de ton adoptée par Jeffrey Thompson quand il est passé à An Evening Hymn ou O Solitude de Purcell, où l’expression était bien différente.

Enfin, sur la musique, je signalerais aussi qu’en écoutant attentivement, la ligne des pièces de Henry Lawes s’avère souvent tortueuse, avec beaucoup d’intervalles disjoints, voire de grands intervalles. Cela, à mon sens, tend à confirmer l’extrême expressivité recherchée par La Rêveuse et en particulier par Jeffrey Thompson.

La parole est maintenant à Théodore Bing :

On part en voyage. Vers un autre pays, vers une autre époque. Une époque où la poésie semble être le sommet de l’art. Une époque où la poésie met en relief les mouvements de l’âme.

Un acteur est entré sur scène, accompagné de musiciens. Chaque mot, chaque sentiment est joué. La poésie du texte passe par le jeu de la voix. On ressent tout. On comprend toutes les émotions. On s’y croirait. De plus, le visage royalement anglais de Jeffrey Thompson [Note de l’éditeur&nbsp: même s’il est américain], que l’on jurerait avoir aperçu dans une gravure ancienne, nous garde en ce lieu magique où l’on est transporté. Nous ne sommes plus dans cette église moderne sans beauté, sans poésie (d’ailleurs est-elle vraiment faite pour y jouer de la musique, le son semblant s’y perdre ?), nous sommes dans cet autre univers, cette autre époque qui ne semble que rêvée et qui pourtant a bel et bien existé. Pour preuves ces musiques qui en viennent pour nous transmettre un message de beauté, un message d’émotion. Peut-être aussi pour nous dire qu’à notre époque nous avons perdu ce besoin de beauté, ce besoin de poésie, ce besoin de merveilleuse tristesse. C’est peut-être cela, au fond, que cherchent les amateurs de « musique dite ancienne », comme la désigne si bien Édouard Fouré Caul-Futy.

Les mots sont la poésie, mais les notes et les harmonies des trois musiciens sont presque au-delà, irréelles et oniriques. La douceur du théorbe et du luth très parfaitement et justement joués, le clavecin lui aussi tellement parfait qu’il soutient le tout dans sa discrète beauté, et la viole, parfois virtuose (dans les danses de John Playford), qui comme une deuxième voix enchante le tout. Tout était merveilleux ce soir là, comme un rêve. On en veut encore, même après plusieurs rappels… À quand une prochaine fois ?


La Rêveuse en répétition (pas à Nantes).

Et pour résumer, je terminerai avec l’avis de Françoise Rubellin, qui relève

un concert subjuguant de perfection : musicale, vocale, scénique  une impression d'aisance jamais vue dans ce répertoire un bonheur complet dans certains airs. Jeffrey Thompson ne chante pas, il vit ces airs. J’ai aimé la dimension théâtrale du chanteur. Beaucoup d'humour. On reçoit du bonheur.

Simplicité et générosité alliées à une technique remarquable.

Je crois qu’en tout cela le message est clair : La Rêveuse, on en reveut !


La Folle Journée et son prolongement : le piano américain de Shani Diluka

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« Ce qui frappe immédiatement à New York, c’est le nombre incroyable de choses qui s’y passent. Je me souviens qu’à Seattle, s’il y avait une exposition de peinture moderne, elle durait, disons, un mois, et c’était la seule ; nous allions la visiter souvent, nous y réfléchissions, nous en parlions, nous échangions nos opinions. On jouait de la musique, et on avait même le temps de jouer à de simples jeux. Rien de tel à New York. Il y a tellement d’expositions de peinture, de concerts, de cocktails, de représentations théâtrales, de coups de téléphone, bref, un tel flot ininterrompu d’activité que c’est un miracle de ne pas y perdre la tête. »

John Cage, Confessions d’un compositeur, traduit de l’anglais par Élise Patton, Allia, 2013, p. 36.


John Cage, In a Landscape

Cela ne vous aura pas échappé : je n’ai pas encore beaucoup parlé de ce que j’ai entendu à la Folle Journée de Nantes — alors même que j’avais indiqué qu’il y aurait une suite à la première chroniqué. C’est que je distille. Il y a l’évènement, les concerts, et ce que l’on en peut dire et transmettre. À cet égard, les disques comptent beaucoup. Depuis février, donc, je distille de la musique américaine. Je crois que le moment est venu de vous en livrer un peu.

Beaucoup de mélomanes, aujourd’hui, on une véritable réticence envers la mussique contemporaine, ou même, plus précisément, pour de larges pans de la musique du XXe siècle. Or, cela est bien injustifié, car il y a, en réalité, un peu de tout, et on aurait du mal à mettre dans le même panier John Adams et György Ligeti, par exemple, sauf à tout mélanger. Écoutez par exemple cette pièce :


John Adams, China Gates

Elle est très représentative de l’ambiance du concert que donnait Shani Diluka, qui, cherchant à faire écho au roman Sur la route de Kerouac — lisant même quelques phrases —, avait puisé des pièces aussi bien chez Copland que chez Keith Jarrett, chez Philip Glass comme chez Bill Evans… Et l’on se laissait porter dans ce voyage doux, rêveur, servi par un toucher raffiné — c’est vraiment le qualificatif qui me paraît le plus approprié — et un sens aiguisé de la ligne mélodique.

Qualités que l’on retrouve au disque, magnifiée par la proximité de la prise de son. Les extraits du roman qui étaient dits en concert se retrouvent dans le livret pour laisser toute la place enregistrée à la musique — avec des pièces supplémentaires —, et le disque s’écoute sans qu’on le sente passer… Certes, on pourra arguer qu’un peu plus de contrastes ne nuirait pas, mais tel quel, Road 66 séduit et sera le moyen, pour beaucoup, de découvrir au cœur de la musique américaine XXe siècle des ambiances qu’ils n’y soupçonnaient pas. Un choix judicieux, donc, pour le “disque officiel” de la Folle Journée.

Le jeu très maîtrisé et très équilibré de Shani Diluka sert admirablement les pièces choisies. Elle excelle à véritablement chanter les mélodies comme à mettre en valeur les spécificités d’écriture — ici polyphonique, là plus harmonique, et à générer une atmosphère véritablement envoûtante. Revenant à ce disque, à chaque fois ç’a été un grand plaisir, un plaisir satiné.

Road 66
Shani Diluka, piano
avec la participation (pour une piste) de Natalie Dessay.

Mirare, 70’, 2013. Ce disque peut s’acheter directement sur le site de Mirare.

Romantisme en cantates

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Chouette, des cantates ! C’est à peu près ce que je me suis dit en voyant le CD, suivi de près par Karine Deshayes en plus ! Ce n’est pas la première fois que les deux sont réunis, puisque la mezzo nous avait offert une très belle version de la cantate Le Berger fidèle de Rameau (Alpha).

Cette fois, c’est dans le genre tel qu’il est au début de l’âge romantique qu’elle nous revient, soutenue par l’orchestre sur instruments anciens Opera Fuoco. Voilà qui promettait de beaux moments. Des « scènes lyriques », « scènes dramatiques » et autres, nous connaissons surtout celles que Berlioz a composées pour son prix de Rome — en particulier Herminie et Cléopâtre. Le programme proposé ici complètera donc admirablement d’une part ces œuvres, d’autre part la série de livres-disques sur le Prix de Rome entreprise par le Palazzetto Bru Zane (qui coproduit également la présente réalisation).

L’excellent texte de présentation qui figure dans le livret du disque — signé Alexandre et Benoît Dratwicki — retrace l’origine du genre de la cantate française (laquelle, je le rappelle, n’a strictement rien à voir avec ce qu’on appelle cantates chez Bach et qui, en général, ne portait pas ce titre à l’époque — je le rappelle parce qu’on m’a encore posé la question la semaine passé — à part le fait d’être chanté), origine qui reste mal documenté au disque, bien des enregistrements, comme ceux des Arts Florissants ou de Jacqueline Nicolas, s’avérant fort datés. Ce passé n’est pas absent du disque, puisque la cantate Circé de Cherubini, composée en 1789, reprend un texte de Jean-Baptiste Rousseau qui avait déjà été mis en musique dans les années 1720 par François Colin de Blamont (que le mélomane peut connaître soit par la version qu’en a donnée Agnès Mellon et son ensemble Barcarole [Alpha], soit par celle des Ombres et de Mélodie Ruvio [Ambronay]).


Début de Circé de Cherubini

Le format de la cantate baroque française n’est pas sans surprendre, parfois, l’auditeur d’aujourd’hui, habitué à l’illusion théâtrale. C’est en effet un narrateur qui y possède la parole (chantée) et peut la déléguer à un personnage. Tout repose sur une convention et une certaine connivence avec le public. Or, les « scènes lyriques » romantiques, comme Herminie et Cléopâtre de Berlioz, ou, ici, Ariane de Ferdinand Hérold et Velléda de Xavier Boisselot, donnent à entendre une seule voix identifiée à un seul personnage, souvent féminin.

Cependant, le genre baroque et son équivalent romantique partagent une caractéristique : leur côté resserré. Il s’agit, au XVIIIe comme au XIXe siècle, de convoquer une palette de sentiments divers en peu de temps (quinze à vingt minutes), afin de donner à entendre des atmosphères contrastées. Ainsi, la Circé de Jean-Baptiste Rousseau, Colin de Blamont et Cherubini se désole du départ de celui qu’elle aime (Ulysse), puis invoque “les Dieux du Ténare, les Parques, Némésis, Cerbère, Phlégéton, et l’inflxible Hécate et l’horrible Alecton”, en vain… Et le narrateur conclue sur son impuissance. Voilà qui donne à Cherubini l’occasion d’une jolie cavatine tendre (« Cruel auteur des troubles de mon âme »), de grondements orchestraux pour les invocations de la magicienne, et d’un air modulé et varié pour conclure en illustrant le détail des mots plus que le sens de l’ensemble. Cette Circé de Cherubini brille, à mon sens, à mon goût, par un sens mélodique très séduisant, magnifié par la qualité de la ligne de chant de Karine Deshayes, par une pleine maîtrise du langage classique et de belles couleurs orchestrales.


Début d’Ariane d’Hérold

L’Ariane d’Hérold m’a intéressé, mais m’a moins plu… Certes, les couleurs orchestrales y sont belles — le beau prélude qui dépeint le jour se levant est sans doute ce que j’ai le plus aimé —, il y a quelques modulations surprenantes, mais l’ensemble m’a paru traîner un peu en longueur…

La véritable révélation est sans doute la Velléda de Xavier Boisselot (1836). L’héroïne, druidesse gauloise, s’y trouve en proie au cruel dilemme entre le père et l’amant (romain), qui sont en train, pendant qu’elle chante, de s’entretuer au champ de bataille. Elle le découvre mourant, et se sent coupable de son trépas, et se donne donc la mort. Voilà de quoi remplir une vingtaine de minutes de musique ! L’orchestre est à tout moment somptueux, rappelle souvent Berlioz, qui d’ailleurs ne s’y trompera pas et décrira l’œuvre de Boisselot comme « un ouvrage remarquable », notant en particulier un « grand talent dans l’art de disposer les masses instrumentales », une variété harmonique sans brouillonnerie, un tempérament dramatique très sûr… (La critique de Berlioz pour la Gazette musicale du 16 octobre 1836 est citée dans le texte de présentation du disque.) À l’écoute de l’œuvre, on ne peut que regretter que Boisselot ait si peu produit. Il faut donc avoir soin de bien profiter de cette Velléda-là.

Le programme est complété par l’air de Néris et l’ouverture de la Médée de Cherubini dont, personnellement, je me serais bien dispensé au profit d’une cantate supplémentaire, et l’ouverture de la Sémiramis de Catel, fort bien exécutée.

Karine Deshayes, malgré deux erreurs de diction assez grossières que je ne peux pas ne pas signaler (c’est la minute je-suis-un-emmerdeur : « sous ces vèreu-z-ombrages » [pour « verts ombrages »] dans Velléda, et « elle croit voir-t-encore » dans Circé) mais qui ne parviennent pas vraiment à entacher la réussite du disque à mes oreilles, Karine Deshayes, dis-je, déploie tout au long du programme une articulation claire mais jamais au détriment de la ligne du chant, un timbre plein de noblesse, un chant émouvant qui ne verse jamais dans le superflu. J’ai eu le sentiment d’une adéquation parfaite entre la chanteuse et le répertoire. Ici, elle séduit par sa sensualité, là, elle dévore les mots avec un bonheur véritablement communicatif, là-bas encore on la voit frémissant, maudissant, devinant… mais toujours d’un maintient de reine antique. Ses ports de voix, dans Circé (peut-être qu’on appelle plus ça des ports de voix à l’époque, toujours est-il que pour moi c’en sont) sont à se damner. En incarnant les héroïnes mythologiques que lui livrent les compositeurs et poètes, elle se fait héroïne du chant.

À ses côtés l’orchestre Opera Fuoco, sous la direction dramatique et énergique (mais sans brusquerie, à part, à mon goût, dans l’ouverture de Médée) de David Stern, dépeint lieux, ambiances, situations… Le son est rond, chaleureux, manque peut-être parfois un peu de mordant ; les vents, en particulier, sont somptueux. Le tout est magnifié par une prise de son généreuse. C’est donc un disque très agréable, dans lequel on se laisse emporter, parfois même enivrer — ah ! les passions exacerbé… En fait, je me dis que si Velléda et Circé n’étaient pas vraiment comme ça, c’est un peu dommage pour elles…

Le texte d’Alexandre et Benoît Dratwicki (il faut le lire, bien entendu, mais vous lisez toujours la notice du disque, n’est-ce pas) évoque Caïn maudit d’Onslow, Macbeth de Saint-Saëns, Rebecca de Franck, Orphée de Delibes, Pandore de Pierné, et quelques autres œuvres… Alors, rêvons, peut-être pouvons-nous espérer une suite !

Cantates romantiques françaises, Zig-Zag Territoires, 2013. Ce disque peut être acheté directement sur le site d’Outhere.

Lisez aussi la chronique sur Passée des Arts qui propose un autre extrait du disque.

Retournons dans les bois… ‘Into the Woods’ de Sondheim au Théâtre du Châtelet

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J’avais prédit que Into the Woods pourrait nous rapporter une modeste rente annuelle ; je me surprends à dire que je ne m’étais pas trompé*, écrit Stephen Sondheim à propos de son musical créé à San Diego, en 1986, et étrenné à Broadway l’année suivante. Renaud Machart a relevé pour l’année 2012 « pour le simple territoire nord-américain, près de 90 productions dans de petites villes des États-Unis et du Canada ». C’est dire assez si l’œuvre est bien connue du public américain, et si l’on pouvait marquer quelque impatience à découvrir la production proposée par le théâtre du Châtelet en création française (!) au début d’avril 2014, diffusée par France Musique et proposée à la réécoute jusqu’au 15 mai.


Le rideau de scène du premier acte

Ce que je connaissais de la musique, par l’Original Broadway Cast, m’avait paru réaliser une synthèse à la fois de la science de compositeur de Sondheim (parfaitement illustrée, par exemple, par Sunday in the Park with George, que le même théâtre avait donné la saison dernière) et de l’aspect “facile d’écoute” que l’on attend en général d’un musical quand on aime les productions du duo Rodgers et Hammerstein (The Sound of Music, The King and I…). Une distribution, de plus, alléchante, achevait de piquer ma curiosité et de ne pas modérer mon impatience.

Je dirai peu de choses de la performance musicale. Elle m’a parue admirable. Tous les acteurs chanteurs m’ont semblé parfaitement remplir leur rôle aussi bien vocalement que scéniquement. Ce qui va m’occuper davantage, c’est la mise en scène.


Jack, sa mère, et la vache Milky White que Jack considère comme son amie

D’abord, quelques mots, sur l’œuvre. Into the Woods reprend et synthétise plusieurs contes de fées — Raiponce/Rapunzel, Cendrillon, le Petit Chaperon rouge, Jack et les haricots magiques — et les relie par une intrigue supplémentaire, dans laquelle un boulanger, rendu stérile par la vengeance de la sorcière sa voisine, part dans les bois, avec son épouse, en quête d’ingrédients que réclame ladite sorcière pour lever la malédiction : ce sont ces éléments qui font la jonction avec les autres contes, puisqu’ils doivent réunir une vache aussi blanche que le lait (celle que Jack doit vendre et contre laquelle il obtient les haricots), une mèche de cheveux blonds comme le maïs (prise à Raiponce), une chaussure aussi pure que l’or (celle de Cendrillon), et un Chaperon rouge (je pense pas que vous avez besoin que je vous explique). Il réussissent dans cette quête, et cela occupe le premier acte.


Jack et sa nouvelle amie la poule aux œufs d’or, et le Petit Chaperon Rouge qui défend son chaperon décoré de fourure de loup

Car, comme dans Sunday, le premier acte semble se suffire à lui-même, et se conclue comme si l’on allait en rester là. Que va-t-il donc se passer dans le second ? Hé bien, en se basant sur un détail, le haricot magique que le boulanger n’a pas donné à Jack, et qui a été lancé au hasard dans la forêt, a donc poussé jusqu’au ciel et permis à une dame géante de descendre sur la terre pour venger le meurtre de son époux, Sondheim et James Lapine (pas d’esprit mal placé : on prononce [lə-PĪN]) ont construit une intrigue, ou plutôt une suite plus psychologique, dans laquelle les personnages sont amenés à retourner dans les bois, à dialoguer, et à s’interroger sur leurs actes, c’est-à-dire, en fait, sur les contes de fées. Bien des détails de texte relient la première partie à la seconde, de sorte qu’elle constitue réellement une prolongement organique de la première et non un rajout, une sorte de versant réflexif. Par exemple, dans la première partie, la femme du boulanger interroge Cendrillon avec avidité sur le Prince qu’elle vient de rencontrer, et, au fond, l’envie. Dans la seconde partie, elle a une aventure avec ledit prince. (Rassurez-vous, une tromperie si honteuse ne reste pas impunie : la boulangère infidèle est immédiatement après le départ écrasée sous les pas de la géante… Le prince, par contre, n’est pas tellement puni.) D’ailleurs, les deux princes — celui de Cendrillon et celui de Raiponce — sont les seuls personnages qui n’évoluent à peu près pas, et recommencent une nouvelle quête comme si de rien n’était dans la seconde partie — l’un cherche la Belle au bois dormant, l’autre Blanche-Neige. Dans la première partie, ils chantent The harder to get, the better to have, à la fin de la seconde, The harder to wait, the better to have, et voilà toute leur évolution.


Cendrillon et le Boulanger

Tout cela est extrêmement moral à la fin, mais non dénué de pragmatisme. En effet, l’une des questions est : peut-on tuer la dame géante alors qu’au fond son motif de vengeance est tout à fait légitime ? Au lieu de proposer une morale idéalisée, basée sur une sorte de bien et de mal universel, Sondheim renvoie cela à l’intérêt de chacun, ce qui est résumé à la fin :

Witches can be right, Giants can be good;
you decide what’s right, you decide what’s good;
just remember: someone is on your side—our side
someone else is not.

Voilà qui invite le spectateur à remettre en perspective le happy ending (les personnages sympathiques des contes sont sauvés en tuant la géante) et à prendre conscience que ce n’est qu’une “bonne fin” possible, qu’elle nous plaît parce que nous sommes du côté du Chaperon, de Cendrillon, de Jack, du Boulanger… Sondheim lui-même note d’ailleurs qu’il a cherché à rendre les personnages attachants en les faisant très humains.

Sondheim voit en pariculier dans ses variations sur les contes, plus qu’un avatar des théories de Bettelheim — dont on a dit qu’il avait servi de source au spectacle, ce à quoi Sondheim répond que c’est « simplement parce que c’est le seul livre abordant ce sujet que connaît le grand public » —, une réflexion sur la malhonnêteté, les petites falsifications auxquelles ont recours les personnages, les intérêts personnels en jeu dans les contes, leur partialité… L’une des grandes forces de l’œuvre est, à mon sens, de ne pas dynamiter le manichéisme des contes, mais de simplement le mettre en lumière. Into the Woods n’est certaiement pas une œuvre subversive autant qu’une œuvre réflexive — et c’est en quoi, probablement, ce musical rejoint celui qui le précède dans la chronologie de Sondheim, Sunday in the Park with George — judicieuse idée du Châtelet, d’ailleurs, d’avoir représenté Into the Woods après Sunday.

Je m’en voudrais, enfin, de ne pas mentionner l’humour des lyrics de Sondheim. Comment résister, par exemple, à la première chanson de la Sorcière qui se plaint des vols du père du Boulanger dans son jardin ? La malédiction a en effet été lancé parce qu’il allait y chercher ce que la mère du Boulanger, enceinte, désirait plus que toute autre chose

Greens, greens, and nothing but greens:
Parsley, peppers, cabbages and cel’ry,
asparagus and watercress and fiddlefems and letture—!
He said, “All right,” But it wan’t quite, ’cause I caught him in the autumn in my garden one night!
He was robbing me, raping me,
rooting my rutabaga, raiding my arugula and riping up the rampion
(My champion! My favorite!)—

Le numéro des loups dialoguant avec le Petit Chaperon rouge, vaut son pesant d’or…

There’s no possible way to describe what you feel when you’re talking to your meal.

Un peu plus loin (un dernier exemple), alors qu’ils viennent de fourguer à Jack les haricots dont ils ont prétendu qu’ils étaient magiques (sans en rien savoir: Maybe they’re really magic, who knows?), la femme du Boulanger explique à son époux que tout le monde dit des mensonges :

If the thing you do is pure intent, if it’s meant, and it’s just a little bent, does it matter?
No, what matters is that ev’ry one tells tiny lies—
what’s important, really, is the size.

J’en viens (brièvement, en fait) maintenant à la mise en scène de Lee Blakeley. Elle est aussi pour beaucoup dans le plaisir que j’ai eu à cette soirée, parce qu’elle est en réalité assez littérale. Plutôt que de chercher à épurer, à conceptualiser, à adapter, à transposer, bref, à transformer l‘œuvre, elle la sert. Les décors d’Alex Eales sont beaux, les costumes aussi, la direction d’acteurs est claire, les éclairages sont expressifs sans attirer l’attention sur eux seuls… J’ai été content, parce que j’avais à aucun moment l’impression de voir Into the Woods de Stephen Sondheim et James Lapine à travers le filtre la mise en scène de Lee Blakeley, sans pour autant avoir sous les yeux quelque chose d’insipide. Tout m’a paru à la fois juste et beau — parce que beaucoup de mises en scènes me frustrent par leur manque de séduction visuelle, et inversement, d’autres me semblent déservir les œuvres qu’elles déforment.

J’ai vu Into the Woods un peu plus d’une semaine après Pelléas et Mélisande d’Angers-Nantes Opéra (Nantes, pour moi) dans la mise en scène d’Emmanuelle Bastet. Entre les deux, quelle différence ! Je n’ai pas beaucoup aimé la mise en scène d’Emmanuelle Bastet, dont j’ai trouvé qu’elle mettait cruellement en valeur la faiblesse du livret de Mæterlinck, en montrant à quel point au fond l’intrigue et bourgeoise et certaines formulations, au sens fort, bizarres (« je suis comme un aveugle qui cherche son trésor au fond de l’océan »…) — en ôtant l’onirisme, la féerie, tout cela est devenu, au lieu de poétique et mystérieux, criard et trivial. Malgré une jolie esthétique, d’ailleurs (éclairages, décors…), et d’indéniables qualités musicales (c’est un autre point), cette production angevino-nantaise a jeté devant mes yeux un éclairage très négatif sur l’œuvre de Mæterlinck et Debussy, et n’a fait que me donner encore plus envie de fuir les productions scéniques pour me concentrer sur le texte (musical ou littéraire) des opéras et autres œuvres du même genre.

Inversement, Into the Woods m’a réconcilié avec la scène. Il s’agit, à mon sens, d’une production exemplaire, et c’est sans doute un des meilleurs (je choisis volontairement ce mot) spectacles que j’ai vus**.

Into the Woods, musique et lyrics de Stephen Sondheim, livret de James Lapine, au théâtre du Châtelet du 1 au 12 avril 2014.

Les photos sont ©Marie-Noëlle Robert / Théâtre du Châtelet et ont été prises sur le tumblr du Châtelet. La belle affiche du spectacle est de Nicolas Buffe.

* Les citations, ainsi que plusieurs autres informations, sont tirées de l’excellent livre de Renaud Machart Stephen Sondheim, Actes Sud, 2013. Il y cite régulièrement une source de première main, « deux épais volumes, Finishing the Hat (volume I, 2010) et Look, I Made a Hat (volume II, 2011)…, recueil intégral et commenté des paroles de ses chansons ».

** Avec, par exemple, Monsieur de Pourceaugnac de Molière et Lully, mise en scène de Vincent Tavernier, par les compagnies Les Malins Plaisirs, L’Éventail et les Musiciens de Saint-Julien à Rennes.

Ce que disent les cordes — Quatuors d’Arriaga par La Ritirata

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Avant de connaître les quatuors sur instruments anciens — et en particulier cordés en boyaux, pratique qui, d’ailleurs, persista au moins jusqu’aux années 1910–20 —, je n’aimais pas trop les quatuors à cordes. Les seuls qui m’avaient vraiment plu étaient ceux de Janáček, et je me désolais qu’il n’en ait composé que deux, alors qu’il y en avait quinze de Beethoven qui m’ennuyaient — car j’avais entendu une intégrale extrêmement fade, écouté sans doute sans assez d’attention, et trop jeune de plus : je suis revenu à de meilleurs sentiments depuis. Et puis, il y a eu la découverte du disque Schubert des Terpsycordes, en particulier de leur version du quatuor « Rosamunde » ; il y a eu leur beau concert à Ambronay qui réunissait Haydn, Beethoven et Ligeti… Il y a eu, dans un autre registre, le Huitième Quatuor de Chostakovitch… Et tout cela m’a rendu très amateur — ama-tor — de quatuors à cordes, en particulier historiquement informés.

Ce qui, en fait, m’apparaissait, c’était, comme avec les Janáček des Diotima, une manière plus vive, plus sangine, plus expressive de jouer les quatuors à cordes, bien éloignée d’une certaine tradition fort sage de la musique de chambre : dans ces chambres-ci, le lit est toujours fait, alors que dans celles que je découvrais, peut-être qu’il l’est aussi, mais au moins on y a vécu.

J’ai donc pu m’apercevoir que l’époque classique et le début du romantisme ont été un âge d’or du quatuor à cordes — avec en particulier Haydn et Beethoven —, ce que n’a fait que me confirmer l’écoute de l’opus 1 de Hyacinthe Jadin (1776–1800). Juan Crisóstomo de Arriaga (1806–1826) n’est pas tout à fait son contemporain (ils n’ont même pas pu se connaître ; il faut dire que quand on meurt à 20 ou 24 ans, on laisse peu de chances aux autres d’être leur contemporain), et pourtant le langage musicaux des deux compositeurs n’est pas sans similitude. Tous deux s’inscrivent dans le sillage de Haydn, qu’ils teintent, l’un d’un Sturm und Drang mélancolique, l’autre d’un soupçon d’optimisme qui n’est pas sans me rappeler le charme mélodique de la musique italienne du temps. Tous deux, aussi, ont eu le tort de mourir jeune, qui, outre que cela nous prive un peu de compositions, fait que certains commentateurs s’apesantissent davantage sur ce point que sur la qualité de leur musique.

Je connaissais déjà un peu Arriaga par les deux disques qui lui ont été consacrés par Il Fondamento (l’un pour la musique vocale, l’autre pour la musique orchestrale, qu’avait enregistrée aussi Savall, avec bien moins de bonheur) ; j’y trouvais déjà, dans certaines pages, ce plaisant mélange de style personnel et de conformité au goût du temps. D’autre part, connaissant La Ritirata par son disque Falconieri et un très vivifiant programme de sonates pour violoncelle de Boccherini. Or donc quand j’ai vu l’annonce d’une intégrale des quatuors à cordes d’Arriaga par La Ritirata, j’ai marqué mon impatience (oui, et il y a des gens qui supportent cela).

Dès la première écoute, j’ai été séduit ; la séduction n’a pas faibli aux réécoutes. Les quatre comparses font preuve d’une remarquable cohésion et d’un équilibre exemplaire, dominé — mais pas écrasé — par le premier violon fluide de Hiro Kurosaki et le violoncelle intense de Josetxu Obregón. Les deux parties centrales (Miren Zeberio et Daniel Lorenzo) ne sont pas en reste, qui ont aussi leur partie à chanter par endroits, et qui souvent complètent l’écriture avec une délicieuse acuité : sans attirer l’attention, même leurs notes, répétées, par exemple, vivent et animent l’ensemble ; on leur retrouve avec plaisir à leurs “solos”. Le son est vif, sans âcreté, mis en valeur par la précision de la prise de son.


Quatuor n° 3 en mi bémol majeur, Deuxième mouvement (Pastorale)

Les nuances sont fines, les phrasés délicats et expressifs, les dynamiques parfois débridées, mais jamais outrées… bref, cela sent son 1824 — année de publication, à Paris, du Premier Livre de Quatuors — comme l’année de composition de la Sonate pour arpeggione et piano et du Quatuor « Der Tod und das Mädchen » de Schubert, de la création de la Missa solemnis de Beethoven et de sa Neuvième Symphonie, mais aussi du Crociato in Egitto de Meyerbeer. C’est cette diversité du début du XIXe siècle, qui d’un côté regarde déjà vers le romantisme le plus effreiné, et d’un autre est encore très empreint de langage classique, qui d’une part voit éclore les derniers quatuors de Beethoven (la composition du Quinzième va de 1823 à 1825), et de l’autre La Dame Blanche de Boieldieu (1825), c’est cette diversité, dis-je, qui s’exprime dans les quatuors d’Arriaga, et La Ritirata l’a bien compris, qui chante telles phrases comme du Bellini, et joue telles autres comme du Rossini ou du Auber — la Pastorale du Troisième Quatuor, par exemple, en mi bémol majeur me fait désespérément penser à de la musique de ballet, ou plus généralement de la musique de scène, très haut de gamme, qui véritablement narre quelque chose. En vérité, je vous le dis, je vois déjà huit, douze ou vingt ballerines évoluer gracieusement à l’énoncé du premier thème… Et puis, quelle galbe, cette cantilène énoncée à l’alto (à 40 secondes), reprise en chœur ensuite ! Plus loin (2 minutes 30), les trémolos annoncent quelque chose de funeste, qui s’intensifie et culmine (2’54) en forçant les jeunes filles à fuir, euh, je veux dire, les violons dans l’aigu semblent exprimer leur crainte des trémolos de l’alto et du violoncelle… Avant que tout ne s’achève comme cela a commencé.

Globalement, cette lecture des quatuors d’Arriaga semble parler, raconter, que ce soit sur une scène ou dans un salon — c’est véritablement il suonar parlando. Ici joyeux bavardage d’une jeune fille — le thème de l’Allegro final du Premier Quatuor —, là murmurant tout bas — à la fin de l’introduction Andante ma non troppo du même mouvement… Le Quatuor en mineur, plus sombre, me semble témoigner d’une très grande maîtrise du genre aussi bien de la part du compositeur que des interprètes, sans pour autant rompre avec la force évocatrice des deux autres. L’Allegro initial me fait penser à de fiers personnages (notez que j’ai tout de même dit “personnages”) espagnols. Les lignes s’y déploient avec une intensité dramatique brûlante et vraiment prenante. L’Adagio con espressione (comme si le reste était senza espressione) qui le suit détend un peu l’atmosphère. (Je ne vais pas raconter tous les mouvements de tous les quatuors non plus, faites vos jeux !)


Quatuor n° 2 en mineur, Premier mouvement (Allegro)

Vous l’aurez compris, ces quatuors me paraissent le digne prolongement de ceux de Haydn, avec leur clins d’œil, et ils sont, à mon sens, bien éloigné des dissertations métaphysiques des derniers de Beethoven dont ils sont contemporains.

Il règne globalement dans ce disque une bonne humeur de connivence — même dans les moments plus ombrageux —, qui reflète tout à fait ce qu’écrivait Baillot — à L’Art du violon duquel se sont habilement référés les musiciens de La Ritirata, car il fut le professeur de violon d’Arriaga au Conservatoire de Paris — sur le quatuor :

il s’établit un rapport plus direct entre les exécutants qui ne sauraient être trop rapprochés les uns des autres pour ce genre de musique où ils doivent, pour ainsi dire, s’entendre à demi mot, et se dire quelquefois tant de choses à l’oreille.

Je ne saurais trop vous conseiller de vous inviter dans le salon où ces incandescents quatuors-là se jouent, de vous laisser imaginer ce qu’ont bien pu se dire à l’oreille Hiro Kurosaki, Miren Zeberio, Daniel Larenzo et Josetxu Obregón… et de les laisser parler aux vôtres.

Juan Crisóstomo de Arriaga
 : Intégrale des quatuors à cordes par La Ritirata.

Glossa, 2014. Ce disque peut être acheté sur le site de l’éditeur (moyennant, si mes informations sont exactes, pas de frais de port). Et il y a aussi un autre extrait.

Quatuors à visions : Ligeti par le quatuor Béla

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Bien que les critères qui régissent les arts et les sciences soient différents, ces deux domaines ont en commun le rôleur moteur que joue la curiosité pour les personnes qui s’y consacrent. Ce qui importe, c’est de faire la lumière sur des phénomènes restés obscurs pour d’autres, de concevoir des structures qui n’existaient pas jusqu’alors. (…) Si les sciences expérimentales se fondent en grande partie sur des faits, ce n’est pas le cas pour la plus “exacte” des sciences, la mathématique, car ce domaine est soumis à des règles du jeu établies plus ou moins arbitrairement. (…) Certains arts, dont la musique, ont des analogies avec les jeux et les rites : leurs règles se sont formées progressivement avec l’histoire. Ce sont des conventions conditionnées par le contexte culturel.
György Ligeti, « Pensées rhapsodiques sur la musique en général et sur mes propres compositions en particulier ».

Celui qui a dit que la curiosité est un vilain défaut était sans doute un fort ennuyeux fat. Qui a dit aussi Perseverare diabolicum ? Sans doute un fainéant qui n’avait guère trop envie de réviser le premier mouvement de son jugement. Et pour moi, je prétends qu’il est bon non seulement d’être curieux, mais encore de persévérer dans la curiosité. Si je ne l’avais pas fait, je n’aurais certainement pas écouté les quatuors de Ligeti, ou j’aurais laissé le disque du quatuor Béla de côté après la première écoute — et à la vérité, c’eût été grand dommage. Car au premier abord, comme on dit, c’était pas gagné. J’ai pourtant fini non seulement par apprécier, mais encore par aimer cette musique.

L’un des grands problèmes de l’approche généralement proposée de la musique « contemporaine », ou disons du xxe siècle, est qu’elle a tendance à se focaliser sur la technique de composition. Parce que les compositeurs ont pensé leurs œuvres, on cherche à expliquer comment c’est fait. C’est un peu comme si, pour aider quelqu’un à apprécier une pièce de théâtre, on lui expliquait la construction grammaticale des phrases qui s’y trouvent.

Certes, le public — y compris moi-même — manque souvent de familiarité avec les langages utilisés par les compositeurs. Pour autant, cette familiriaté peut s’acquérir, et l’écoute curieuse est en cela d’un grand secours. Tant que j’ai cherché à comprendre la lettre au détriment de l’esprit des œuvres, j’ai échoué. Ce n’est qu’en me laissant aller que j’ai fini par aimer le disque dont je vais vous entretenir.


Second quatuor, II, Sostenuto, molto calmo

Je pensais que tous les enfants inventaient de la musique. Lorsqu’il s’avéra beaucoup plus tard que ce n’était pas toujours le cas, ce fut l’une des raisons pour lesquelles je pris la résolution d’essayer de devenir compositeur.

Très engagée, la version du quatuor Béla ne se contente pas d’exhiber une perfection technique bluffante, mais séduit souvent par son enthousiasme. En la comparant avec celle du quatuor LaSalle — qui créa le second quatuor —, je l’ai trouvée plus vivante : moins abstraite, peut-être moins nette et précise (premier mouvement du second quatuor), mais plus fulgurante, plus explosive, plus poétique, plus mystérieuse et délicate, plus prenante… Par exemple, au début du deuxième mouvement du second quatuor, on sent immédiatement, chez les Béla, qu’il se passe quelque chose. Elle est servie par une prise de son chaleureuse et précise.

Comme je l’écrivais en ouverture, avec ce disque, c’était vraiment pas gagné d’avance pour moi qui ne suis pas très aguerri à cette musique. Il a pourtant remporté ma pleine adhésion et rien ne lui a manqué pour me convaincre, me plaire et m’émouvoir. Je ne saurai vous le recommander trop chaleureusement.

Dans le livret du disque, les membres du quatuor écrivent ceci :

György Ligeti, enfant, dessine sur un cahier les cartes d’un monde imaginaire. Il se cache dans le grenier pour lire des contes, une vieille horloge égrène son tic-tac, les toiles d’araignées forment des labyrinthes jolis et mortels.

Cet univers poétique semble parfaitement évoqué dans les deux quatuors, et invite véritablement à se laisser emporter dans cet univers imaginé par Ligeti et porté avec brio par le quatuor Béla.

György Ligeti, Métamorphoses nocturnes. Premier et Second Quatuor, Sonate pour violoncelle seul. Quatuor Béla. Æon, 2013. Ce disque peut être acheté sur le site de l’éditeur.

***

Pour préparer (longuement) ce billet, j’ai tâcher de me documenter. Je recommande aux curieux les ouvrages suivants :

  • György Ligeti, Neuf essais sur la musique, traduits de l’allemand par Catherine Fourcassié, Contrechamps, 2001. Les textes de Ligeti que j’ai cités sont issus du premier article, « Pensées rhapsodiques sur la musique en général et sur mes compositions en particulier ». Le style de Ligeti est agréable à lire.
  • Pierre Michel, György Ligeti : un compositeur d’aujourd’hui, Minerve, 1985.
  • Joseph Delaplace, György Ligeti : un essai d’analyse et d’esthétique musicales, Presses universitaires de Rennes, 2007.
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